LE GÉNÉRAL ALLENBY

 


Nos alliés britanniques, qui ne sont pourtant pas moins soucieux que nous d'assurer le secret des opérations militaires, ne vont pas, cependant, jusqu'à dérober à la reconnaissance publique les noms des chefs valeureux qui se sont distingués dans la bataille entre Arras et Lens.
Nous avons donné dans notre dernier numéro le portrait du général Horne qui battit les Allemands sur la Souchez. Nous donnons aujourd'hui celui du général Allenby qui les refoula sur les deux rives de la Scarpe.
Le général Allenby est un brillant cavalier. Il commandait la cavalerie britannique au début de la campagne et il se distingua tout particulièrement à ce moment par la façon dont il couvrit la retraite de Mons. Il y a un an environ, il reçut le commandement d'un corps d'armée, et peu après, il était placé à la tête de l'armée qui opéra la relève des troupes françaises sur la Somme.

VARIÉTÉ

LENS

La ville noire.- Lens et le grand Condé.
- Le conquérant pacifique de la plaine de Lens. - Les mines de Lens et du Pas-de-calais. - Le retour à la France.

La ville noire autour de laquelle se déroule l'une des actions les plus importantes de la guerre mondiale, n'était, il y a une soixantaine d'années, qu'une modeste bourgade de deux mille habitants. Mais son nom rayonnait, depuis la Fronde, dans l'histoire guerrière de la France.
C'est du reste une vieille ville, camp romain, d'abord, forteresse dressée ensuite contre les invasions des Normands, puis apanage de Godefroy de Bouillon - tantôt française, tantôt flamande, tantôt bourguignonne, tantôt espagnole.
La vaste plaine qui l'entoure, aujourd'hui semée des ruines d'innombrables villages, et dominée par les beffrois des mines, jadis coupée de marécages et de forêts, semblait appeler la bataille.
Là, en 436, un lieutenant d'Aétius écrasa les hordes de Clodion le chevelu. Là, au cours des XIVe, XVe et XVIe siècles, se heurtèrent à maintes reprises les troupes
françaises contre les milices de Flandre ; là, en 1648, le vainqueur de Rocroi mit en pièces l'armée de Léopold d'Autriche, qui ne parlait de rien moins que de venir en promenade militaire jusqu'à Paris.
Vous souvient-il des vers du Lutrin :

C'est ici, grand condé qu'en un combat célèbre
Où ton bras fit trembler le Rhin, l'Escaut et l'Ebre,
Jusqu'aux plaines de Lens nos bataillons poussés
Furent presqu'à tes yeux ouverts et renversés,
Ta valeur arrêtant les troupes fugitives,
Rallia d'un regard leurs cohortes craintives.
Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux.
Et força la victoire à te suivre avec eux.

Boileau, en bon historiographe, a exactement résumé dans ces vers, d'ailleurs médiocres, les phases de la bataille de Lens. Au début de l'engagement, l'arrière garde de Condé avait été, en effet, culbutée par les cavaliers croates du général Beck, que l'archiduc avait lancés contre elle ; mais Condé, avec son énergie coutumière, avait rallié ses troupes et quand l'archiduc était arrivé, croyant n'avoir plus qu'à triompher, il avait trouvé les quatorze mille hommes du prince rangés en ordre de bataille. Une heure... la bataille ne dura qu'une heure. « Amis, ayez bon courage, cria. Condé à ses soldats, et souvenez-vous de Rocroi, de Fribourg et de Nordlingen ! » Et les bataillons s'ébranlèrent, précédés de l'artillerie qui crachait la mitraille. Allemands et Espagnols furent enfoncés, sabrés. Beck tomba percé de coups ; l'archiduc s'enfuit à Douai, laissant sur le champ de bataille, 4.000 morts, 5.000 prisonniers, 38 canons, 120 étendards et tous les bagages de son armée.
On allait vite en besogne, en ce temps-là, et les plus retentissants triomphes ne coûtaient pas cher : Condé n'avait perdu que cinq cents hommes.
Le destin réservait à la plaine de Lens de voir, à deux siècles et demi de là, d'autres carnages.

***
Lens, devenue française, perdit ses fortifications et devint une petite ville paisible. Au début du XVIIIe siècle, elle vit encore passer tour à tour les armées du prince Eugène, de Marlborough et de Villars ; en 1710, une grande bataille faillit encore s'engager là ; mais ce ne fut qu'une alerte ; le sort de la France devait se jouer deux ans plus tard dans les plaines voisines d'une autre ville, illustrée aujourd'hui comme Lens, bien plutôt par l'industrie que par les armes : à Denain.
Donc, au début du XIXe siècle, la bourgade de Lens était pauvre, lorsqu'un homme se trouva qui médita de l'enrichir. Cet homme s'appelait Guislain Decrombecque,
En 1818- il avait vingt ans - il se trouvait à la tête d'une petite exploitation agricole à Lens. On n'eût pu rêver alors rien de plus aride et de plus désolé que la campagne qui environnait la ville. Ce n'étaient que prairies pelées, coupées de marais et de bois. Rien n'y poussait.
Decrombecque entreprit de défricher, d'assainir, de transformer ce pays inculte et misérable.
Il consacra un demi-siècle, sa vie entière, à l'achèvement de ce projet gigantesque et à la réalisation de progrès agricole.
Par un travail incessant, par l'emploi intelligent et raisonné de tous les perfectionnements en matière de culture, il parvint à semer dans ce sol en friche la richesse et la fécondité. On l'a appelé justement « le conquérant pacifique de la plaine de Lens ». Son oeuvre, en effet, est une conquête, la conquête du progrès contre la routine, contre les saisons mauvaises, contre la terre aride, une conquête dont les bienfaits se perpétueront à travers les siècles.
Guidé par une intuition extraordinaire, à l'époque où l'industrie agricole existait à peine, Decrombecque se lança, avec une rare audace, dans des essais dont la réussite devait, par la suite, profiter amplement à l'agriculture. Devançant 1a science en matière de chimie agricole, il se fit inventeur. Il transforma la couche arable par des travaux et des procédés rationnels que l'expérience a consacrés depuis : engrais abondants, labours successivement plus profonds, marnage, chaulage, production de fumier sur place, emploi des cendres de houille, de l'argile, des terres provenant des dépôts de betteraves, des tourteaux, du guano, du noir animal, du sang des abattoirs ; et tout ce concours d'incessants et d'ingénieux efforts lui fit accomplir ce miracle de métamorphoser un sol.
C'est lui aussi qui, le premier, osa rompre avec le vieux système des assolements de longue durée.
C'était alors une vérité, proclamée par les cultivateurs du monde entier, que le retour d'une même plante sur un même sol ne pouvait avoir lieu qu'après quatre ans au moins.
Or, Decrombecque réduisit d'abord l'assolement à trois, puis à deux ans. C'était alors une hardiesse sans précédent. C'est aujourd'hui la règle des exploitations agricoles. Dans ces régions du Nord, blés et betteraves se succèdent alternativement, et l'on est même parvenu à cultiver blé sur blé, betteraves sur betteraves.
Dans toutes les branches de l'agriculture, Decrombecque fut un véritable précurseur. Il fut surtout un infatigable essayeur. Aucune méthode le laissa indifférent : il tenta tous les systèmes, en inventa personnellement, l'esprit dirigé sans cesse vers la recherche du mieux ; et c'est ainsi qu'il mit en pratique, un des premiers, et sauvent même le premier, toutes les théories qui, aujourd'hui ont élevé l'agriculture à la hauteur d'une science.
Guislain Decrombecque trouva la récompense de ses efforts dans la prospérité de ses entreprises et, aussi, dans l'estime et la reconnaissance des agriculteurs. En 1849, la Société nationale d'agriculture lui décerna sa grande médaille d'or et, à l'Exposition universelle de 1867, il triompha de tous ses concurrents internationaux et nationaux, y compris l'empereur d'Autriche, et il remporta, de haute lutte, le premier grand-prix. Il fut nommé, la même année, officier de la Légion d'honneur.
Il avait alors accompli la tâche de sa vie. D'une bourgade morte, il avait contribué largement à faire une ville active et vivante ; et, par son travail, cette plaine de Lens, jadis emblème de la stérilité, s'était transformée en une immense ferme école où, des provinces les plus éloignées, les savants eux-mêmes venaient puiser des enseignements pratiques.
Alphonse Karr écrivait naguère :

« Dans une société bien organisée, les professions devraient n'être que diverses, sans être hiérarchiquement séparées. Un agriculteur instruit devrait être réputé l'égal, comme il l'est, en effet, de l'homme d'état instruit... »
Et il ajoutait:

« Voici- comment je rêve l'égalité : non être tous la même chose, mais tendre tous au même degré d'excellence dans des situations et des professions diverses, et obtenir les mêmes avantages et la même considéra en proportion du talent et du travail de chacun... »
Les Lensois partageaient, à ce qu'il semble, l'avis du grand pamphlétaire. Ils ont, voici une douzaine d'années, célébré la mémoire de Decrombecque en place publiques, et, dans cette ville illustre par une victoire, ce n'est point à Condé, le conquérant par l'épée, qu'on a dressé un monument, c'est au modeste fermier, au conquérant pacifique de la plaine de Lens.

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Mais sa véritable prospérité, sa richesse, son développement. l'accroissement extraordinaire de sa population, Lens, après la phase guerrière. après la phase agricole, allait devoir tout cela à son troisième avatar. L'industrie charbonnière, maîtresse de la plaine lensoise, allait faire de l'ancienne bourgade fortifiée, de la petite ville agricole de Decrombecque, un des centre houillers les plus important du monde.
Il nous paraît intéressant, à ce propos, de rappeler ici comment furent découvertes et exploitées ces richesses minières du Pas-De-Calais et du Nord que les Allemands tiennent presque entièrement depuis près de trois ans et qu'ils nous rendront, hélas ! Dieu sait en quel état.
Dans le Pas-de-Calais (Courrières et Lens), l'exploitation ne remonte qu'à 1852 ; mais l'exploration du sous-sol entreprise dans espoir de rencontrer le charbon avait commencé un siècle auparavant, et l'on ferait tout un volume avec le seul récit des recherches effectuées vainement dans la région pendant plus d'un siècle avant cette date.
En 1720 on avait découvert la houille à Fresnes (Nord), entre Valenciennes et Condé-sur-l'Escaut. Mais c'était de la houille maigre que se vendait difficilement. Aussi le sieur Pierre Taffin et le marquis Desandrouin des Noelles, qui avaient effectué cette trouvaille, se livrèrent-ils, dès 1725, à de nouvelles recherches pour découvrir la houille grasse. Ils n'y parvinrent qu'en 1734, sur le territoire du village d'Anzin, après avoir creusé 34 Puits et dépensé près de 1.500.000 Livres.
L'exploitation prit alors un grand développement, et un peu plus de vingt ans plus plus tard. Le 19 novembre 1757, la Compagnie d'Anzin fut fondée sur les statuts qui la régissent encore aujourd'hui.
Le marquis Desandrouin et le sieur Taffin, son associé, ne doutaient pas que le terrain houiller s'étendait au delà des limites du Hainaut et qu'il devait exister également dans la Flandre et dans l'Artois. Leur présomption était d'autant plus justifiée que, dès 1724, il existait dans cette dernière province, à Hardinghen, près de Boulogne, une exploitation où la houille apparaissait au jour comme en certains points du pays de Liége.
Ils demandèrent donc et obtinrent par acte royal le privilège d'explorer ces provinces. Mais ils n'en usèrent pas.
D'autres compagnies se fondèrent alors dans ce but. Des recherches eurent lieu successivement à Pernes, à Souchez, à Esquerchin, à Marchiennes, à Roeulx, à Bienvilllers. Toutes échouèrent. L'une de ces sociétés, celle de Havez-Letellier, entra en liquidation en 1774, après avoir dépensé 500.000 livres.
Pourtant, les États d'Artois ne perdaient pas l'espoir. Dans leur assemblée générale du 17 novembre 1777, ils décidaient « qu'une somme de 200.000 livres serait accordée pour récompense à celui qui ouvrirait incessamment une mine de charbon dans la province et qui la mettrait, en dedans de cinq ans, en pleine exploitation. »
Trois sociétés, alléchées par cette promesse, se mirent à la besogne : l'une dépensa 400.000 livres, l'autre 600.000, la troisième 200.000... Et la terre artésienne garda ses richesses et ses secrets.
Tant d'échecs successifs pouvaient décourager les meilleures volontés. Mais l'âme septentrionale est tenace. Et de nouvelles recherches se préparaient lorsque éclata la Révolution. Les Autrichiens envahirent le pays. Les ouvriers furent dispersés, les magasins pilés, les puits abandonnés, les travaux inondés. Ce fut l'arrêt forcé de toutes les entreprises houillères.
En 1797 l'exploitation fut reprise dans le Nord, tandis que les chercheurs de charbon recommençaient à enfouir des millions dans les terrains rebelles du Pas-de-Calais. De cette époque jusqu'à 1840, en plus de vingt endroits différents, on chercha la houille. Partout les travaux furent abandonnés. Pourtant, quelques-uns de ces sondages, si on les eût poussés un peu plus avant, eussent amené le succès.
Bref, tandis que la prospérité des exploitations houillères dans le Nord s'affirmait de plus en plus ; tandis qu'Anzin avait, en 1850, plus de 40 puits et occupait 7.000 ouvriers, qui formaient avec leurs familles une population de 20.000 personnes vivant du travail des mines : tandis qu'à la même époque Aniche extrayait déjà 108.000 tonnes ; tandis que s'étaient constituées de nouvelles exploitations à Douchy, à Vicoigne, à Fresnes et Thivencelles, les richesses enfouies sous les terres de l'Artois continuaient à se dérober à toutes les recherches.
Pourtant, le succès était proche. Et c'est à un ingénieur des mines du Nord qu'il était réservé de le conquerir enfin.

***
Vers 1833, un ingénieur divisionnaire de la Compagnie d'Anzin, nommé Charles Mathieu, s'avisa, après de longue recherches et des travaux très ardus, que le filon houiller se continuait vers Lourches.
Entraînant avec lui un petit nombre d'ouvriers, il se mit à creuser des puits et il découvrit des gisements houillers dans le sol même où il avait opéré ses premiers sondages.
Cette découverte eut pour effet d'amener un élément de prospérité dans toute la contrée et de transformer bientôt en une ville de 6.000 habitants ce petit village de Lourches, qui n'en comptait pas même 200.
Elle devait conduire Charles Mathieu à un résultat plus brillant encore.
Les mines de Lourches mises en exploitation, l'ingénieur dirigea, ses études vers le Pas-de-Calais. Aidé de ses fidèles ouvriers de Lourches, il pratiqua d'abord quelques sondages dans le Boulonnais, puis redescendant vers Douai, il s'arrêta à Courrières et commença d'y creuser des puits. On était alors en 1849.
A la fin de l'année suivante. Charles Mathieu remontait du fond avec les premiers blocs de charbon trouvés dans le Pas-de Calais.
Sous sa direction, on creusait bientôt d'autres fosses à Harmes et à Billy-Montigny.
Dès 1857, la Compagnie de Courrières, créée à la suite des découvertes de Charles Mathieu, produisait. 70.000 à 80.000 tonnes,
Dès lors, ce fut une explosion de recherches minières. Successivement se fondèrent les compagnies de Lens, de Bully-Grenay, de Noeux-les-Mines, de Bruay, de Marles, de Ferfay, de Vendin, d'Ostricourt, de Liévin. Les villages s'accumulèrent, des populations nouvelles surgirent ; en un mot, une véritable révolution économique s'accomplit.
En un demi-siècle l'extraction dépassa, dans le Pas-de-Calais, le chiffre annuel de 15 millions de tonnes représentant plus de 45 0/0 de la production totale de la France.
La première fosse de la concession de Lens fut mise en exploitation en 1853 ; la seconde en 1857. La production, qui n'était que de 10.000 tonnes en 1854 s'éleva bientôt à 60.000, à 90.000 tonnes.
La production est de 100.000 tonnes en 1860 ; elle monte à 267.000 en 1865, à 413.000 en 1870, 715.000 en 1875, 925.000 tonnes en 1880. Le million est dépassé deux ans plus tard.
La progression continue dans les mêmes proportions à Lens comme à Courrières et dans tout le bassin du Pas-de-Calais.
A la veille de la guerre plusieurs centaine de mille personnes, bénéficiaient de la grande découverte de l'ingénieur Charles Mathieu ; et comme le constatait il y a quelques années M. Schneider du Creusot, à l'inauguration du monument qui fut élevé à Lourches à celui qu'on a justement appelé « l'inventeur » du bassin houiller du Pas-de-Calais, « le patrimoine national s'en trouvait accru d'une somme de quatre à cinq milliards sous forme de charbon extrait depuis l'origine ».
La barbarie allemande a momentanément interrompu cet essor. Mais voici la revanche : les terres illustrées par le génie militaire de Condé, fécondées par la science agricole de Decrombecque, et rendues plus généreuses encore pur la Grande découverte de Charles Mathieu, reviennent à la France. Bientôt, Lens reprendra son labeur ; les traces de l'invasion étrangère seront effacées ; le « pain de l'industrie sortira du sous-sol, plus abondant que jamais ; et, après avoir souffert vaillamment pour le pays, nos régions minière, du Nord et du Pas-le-Calais travailleront non moins vaillamment pour lui rendre la force, la richesse et la prospérité

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 6 mai 1917