Le général Curé


Le général Curé est né en 1853, à Rouvray (Côte-d'Or). Entré à Saint-Cyr en 1872, il est capitaine en 1882, colonel en 1906, général de brigade en 1909, général de division en 1913.
Au moment où éclata la guerre, il commandait la 14e division du 7e corps d'armée, à Belfort.
Tout ce que nous pourrions dire du général Curé ne vaut pas ces simples lignes qui parurent à l'Officiel lorsqu'en janvier 1916, il reçut des mains du généralissime la plaque de grand officier de la Légion d'honneur :
« Officier général d'une valeur professionnelle éprouvée ; par sa bravoure personnelle et l'élévation de ses sentiments, s'est imposé à l'estime et a gagné la confiance de ses subordonnés ; commande avec une parfaite distinction un corps d'armée qui a participé à de très nombreuses affaires et a obtenu des succès importants. »

 

VARIÉTÉ

La pâtisserie de nos pères

Plus de farine dans les gâteaux. - Oublies, gaufres et galettes. -- Le Père Coupe-Toujours. -- Les « Bleuets » et le baba au rhum.

Gourmandes et gourmands consolez-vous et rassurez-vous. La farine ne doit plus être employée dans les gâteaux ?... Eh bien, en n'emploiera plus la farine. On vous fera du pain de Gênes, des pâtes d'amandes, des soufflés, des meringues. On mettra de la crème de riz là où l'on mettait de la farine de froment : et ce sera meilleur. La pâtisserie est un métier de traditions. Elle a conservé des recettes du temps passé, du temps où, comme aujourd'hui, la farine était rare et où, comme aujourd'hui, par ordonnance royale, on la devait ménager pour le pain. L'interdiction de l'emploi de la farine dans la pâtisserie aura cette heureuse conséquence de remettre à la mode, au profit des gourmets, nombre de ces vieilles recettes oubliées ou négligées.
La pâtisserie est aussi un commerce bien organisé. L'esprit d'union et de fraternité anime, à Paris du moins, ceux qui l'exercent. Le syndicat des pâtissiers parisiens, en effet, a nommé une commission technique chargée d'examiner et de réunir les recettes nouvelles de fabrication. Chacun doit apporter à cette commission le concours de son expérience et de sa science ; et les formules des nouveaux gâteaux seront communiquées à tous les membres du syndicat, qui affirme ainsi sa solidarité professionnelle.
L'interdiction de la farine ne marquera donc pas, comme d'aucuns le redoutaient, la fin de la pâtisserie, mais bien plutôt une sorte de renouveau. En France, on ne se laisse jamais prendre sans vert ; et ce n'est point seulement sur le front que fleurit le système D.
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Les Hébreux, nous dit l'histoire, mangeaient déjà du pain du temps d'Abraham : il est probable qu'ils mangeaient aussi du gâteau ; car, dès que fut connu l'art de faire de la pâte avec la farine de froment et de cuire cette pâte au four, l'idée dut venir aux premiers boulangers de mêler à cette pâte du lait, du miel, des fruits, et c'est ainsi que fut créé l'art du pâtissier.
Au début de l'ère chrétienne, la corporation des boulangers existait déjà à Rome. Elle comptait environ trois cents membres qui fabriquaient plusieurs sortes de pain, outre le vulgaire pain de froment : des pains au lait, au beurre, aux oeufs, et un certain pain pétri de jus de raisin sec qui était, paraît-il, recherché des gourmets.
Ces boulangers romains étaient donc pâtissiers et boulangers à la fois. De même, au moyen âge, c'est du même four que sortaient le pain et la galette. La corporation des « oblayers », qui étaient les pâtissiers, ne s'était pas encore séparée de celle des « talmeliers », - ainsi appelait-on les boulangers à cause du tamis dont ils se servaient dans l'exercice de leur métier.
Mais, dès lors, le gâteau était le mets des jours de fête. Quand un souverain ou quelque haut personnage faisait sa joyeuse entrée dans une ville, des bourgeois lui offraient un gâteau ; on distribuait, des gâteaux aux baptêmes ; les femmes, lors de leurs relevailles en donnaient à l'église.
« un des plaisirs des veillées, dit Le Grand d'Aussy dans sa Vie privée des Français, était d'y manger de la pâtisserie. Chaque paysanne en régalait à son tour l'assemblée ; elle apportait tout ce qui était nécessaire, y travaillait pendant que les autres s'occupaient de leur ouvrage, et l'on finissait la soirée par un petit festin, au mérite duquel l'appétit commun et la joie du lieu ajoutaient encore. Le Roman de Jean d'Avesnes, poème manuscrit du XVe siècle, peint agréablement une de ces veillées : c'est là, dit-il, que les femmes et les filles viennent travailler. L'une carde, l'autre dévide ; celle-ci file, celle-là peigne du lin, et pendant ce temps elles chantent... Le premier et le dernier jour de la semaine, elles apportent du beurre, du fromage, de la farine et des oeufs. Elles font sur le feu des ratons, de tartes, gâteaux, pains ferrés et autres friandises semblables. Chacun mange, après quoi on danse au son de la cornemuse, puis on fait des contes... »
Ces « ratons » dont parle le Roman de Jean d'Avesnes, ce n'est autre chose que les crêpes d'aujourd'hui ; et, dans ce pays de Hainaut où se passe le poème du vieux trouvère, les crêpes s'appellent toujours des ratons.
Chaque province, en ce temps-là, avait ses pâtisseries spéciales. Mais beaucoup de pâtisseries étaient communes à toutes les régions de France. En Normandie, en Picardie, en Poitou, on trouvait la même galette de fine fleur de farine qui s'appelait ici fouace, la-bas fouée ailleurs fougasse.
En Bourbonnais on faisait une tarte au fromage du genre de celles qu'on fait encore aujourd'hui en Bourgogne sous le nom de gougère et en Flandre sous le nom de goyère.
Le moyen âge connaissait plusieurs sortes de beignets : beignets aux pommes, aux amandes, aux blancs d'œufs, à la sauge, à la feuille de laurier, à la feuille de sureau, beignets amers et beignets venteux, lesquels, sauf votre respect, devaient être probablement des « pets de nonne »
J'ai dit plus haut que les pâtissiers, autrefois, portaient le nom d' « oblayers ».
Cette désignation venait du mot «oublie ». L'oublie, qui s'appelle aujourd'hui le « plaisir », était la pâtisserie populaire la plus répandue en ce temps-la. C'était une sorte de gaufre mince et légère, parfois roulée en forme de tube ou de cornet. « L'origine des oublies est grecque, dit M. Armand Lebault dans son livre sur la Table et le Repas à travers les siècles. Les Grecs appelaient obélie une petite pâtisserie cuite dans un moule. L'étroite parenté de l'obélie avec l'oublie ne fait aucun doute. »
Les « oblayers » ou « oublieux » vendaient leur pâtisserie dans les rues de Paris. C'étaient, en général, de joyeux compagnons qui ne se contentaient pas d'annoncer leur marchandise sur un rythme léger :

Chaudes oublies renforcies !
Galettes chaudes ! eschaudés !...

Ils savaient encore force chansons grivoises. Aussi les appelait-on volontiers dans tous les logis de plaisir. Ils y vendaient leurs oublies et débitaient leur répertoire, pour esjouir les belles dames et les beaux messieurs. Mais leurs chansons n'étaient pas toujours catholiques ; il leur arrivait d'être un peu trop frondeuses. Elles l'étaient même à tel point que l'autorité en prit ombrage et résolut de fermer le bec aux oublieux. Une ordonnance de police de 1722 fit défense aux marchands pâtissiers, leurs compagnons ou autres, de crier dans Paris et de colporter des oublies, à peine de prison et de 500 livres d'amende. Cette ordonnance n'était pas seulement motivée par le mauvais style des chansons des oublieux, mais aussi, paraît-il, par la mauvaise qualité de leur marchandise, laquelle, affirmait le lieutenant de police, était « deffectueuse et indigne d'entrer dans le corps humain. »
Ainsi disparut le marchand d'oublies, figure pittoresque de la rue parisienne.

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Les gaufres étaient, comme les oublies, une pâtisserie populaire. Leur usage, dit Le Grand d'Aussy, remonte au XIIIe siècle, car on en trouve le nom dans les poèmes manuscrits de ce temps-là. C'était alors une pâtisserie qu'on vendait au peuple dans les rues. Aux jours de fête, les marchands de gaufres s'établissaient aux portes des églises avec tout ce qui était nécessaire pour les cuire immédiatement. Ils vendaient leurs gaufres toutes chaudes. Charles IX, en1650, leur défendit d'étaler aux jours de Pâques, de Noël, de l'Assomption, de la Purification, de la Toussaint, de la Saint-Michel et de la Fête-Dieu ; et comme souvent plusieurs d'entre eux se plaçaient à la fois dans le même endroit, ce qui occasionnait des querelles et des luttes, il régla qu'ils seraient obligés d'être au moins à la distance de deux toises l'un de l'autre.
« Les gaufres sont un ragoût fort prisé de nos paysans, écrivait Champier au XVIe siècle. Pour eux, au reste, il ne consiste qu'en une pâte liquide, formée d'eau, de farine et de sel. Ils la versent dans un fer creux à deux mâchoires, qu'ils ont frotté auparavant avec un peu d'huile de noix et qu'ils mettent ensuite sur le feu pour cuire la pâte. Celles que font faire chez eux les gens riches sont plus petites et plus minces, et surtout plus délicates, étant composées de jaune d'oeufs, de sucre et de fine fleur de farine délayée dans du vin blanc. On les sert à table comme entremets. Quant à leur forme, on leur a donné celle des rayons. François Ier les aimait beaucoup, et on avait pour cet usage des gaufriers en argent. »

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Et la galette ? C'est encore une pâtisserie dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Il paraît que, sous Hugues Capet, on mangeait déjà la galette des Rois.
Il est vrai que cette galette-là n'avait rien de commun avec celle d'aujourd'hui. C'était une pâtisserie lourde et compacte. Quant à la galette feuilletée, elle daterait des Croisades, et nous en devons, paraît-il, la recette à ces brigands de Turcs.
De temps immémorial, en Turquie et en Perse, on mange le « bourreck ». Ce n'est autre chose que la galette. On le mange seul entre les repas ou encore avec des plats divers en guise de pain. Les chevaliers de France, prisonniers chez l'infidèle durent trouver le « bourreck » agréable et en rapporter la recette à leurs dames. A moins que la galette n'ait été introduite à Paris plus tard, par les coqs ou cuiseniers turcs qui y pullulèrent sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV.
Quoi qu'il en soit de ces deux opinions, un fait subsiste, indiscutable : la galette feuilletée nous vient d'Orient.
Mais, avant de connaître cette friandise, nos pères mangeaient d'une autre galette, celle dont la recette s'est perpétuée sous le nom de galette de ménage ou galette de plomb. Je crois bien que, si haut qu'on puisse remonter dans l'histoire de la bombance, il n'y eut pas de festin d'Epiphanie sans galette.
Au commencement du siècle dernier, la galette était excessivement recherchée ; alors florissait l'établissement de la mère Marie, situé non loin de la barrière de Fontainebleau. La se rendait la jeunesse dorée, qui venait engloutir gâteaux sur gâteaux, en les arrosant de vin suret. Telle était la vogue des galettes, que l'on épuisait jusqu'à, vingt sacs de farine par jour, et qu'au bout de quelques années la mère Marie, devenue riche, put vendre son établissement à un prix très élevé. Mais, sous la Restauration, une concurrence s'éleva : c'était celle de la galette du Gymnase. Cet établissement était bien connu de tout Paris et les provinciaux ou étrangers qui, au moins une fois dans leur vie, avaient promené leurs pas dans la capitale. La galette du Gymnase était attenante au théâtre de ce nom ; elle était née en mène temps que lui : elle avait partagé ses succès, et C'est à lui qu'elle dut sa renommée européenne. La petite Léontine Fay, l'enfant précoce, la mit à la mode en chantant de sa jolie voix enfantine dans la Mansarde des artistes :

Oui, j'aime la galette,
Mais savez-vous comment ?
C'est quand elle est bien faite,
Et qu'gnia du beurr' dedans.

La fantaisie parisienne avait surnommé le marchand de galette du Gymnase le Père Coupe-Toujours. On contait qu'en moins de vingt années la maison avait passé en plusieurs mains, et que tous ces pères Coupe-Toujours s'étaient retirés, fortune faite, en quelque belle villa de Saint-Cloud ou de Ville-d'Avray.
L'établissement faisait, en effet, d'excellentes affaires. Modestement ouvert dans une petite boutique, il avait pris bientôt un tel développement qu'il n'occupait pas moins de trente personnes logées et nourries sur place. La maison atteignait un chiffre d'affaires dont on aura une idée quand on saura que six mille livres de papier suffisaient à peine chaque année pour envelopper les morceaux de galette distribués aux consommateurs.
Pourtant la galette du Gymnase vit peu à peu diminuer son succès et disparut. La brioche de la rue de la Lune la remplaça. Hélas ! pauvre brioche ! Les restrictions l'atteignent cruellement. Allez donc, disait l'autre jour l'une de ses vendeuses, faire de la brioche sans farine... Autant vaudrait prendre la lune avec les dents ! ....

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Nous n'avons cité que quelques-unes des pâtisseries qu'aimaient nos pères. Mais si nous nous rapprochons de ce temps-ci, de combien de délicieux gâteaux n'aurions-nous point à rappeler l'origine. Bornons-nous. Laissez-moi seulement, avant de finir, rendre hommage à Tronard, l'inventeur de cette merveille gastronomique, savoureuse et parfumée, qui s'appelle le barba au rhum.
C'est notre regretté collaborateur Félix Duquesnel qui, naguère, exhuma de l'oubli le nom de Tronard.
Tronard était établi passage du Saumon, un vilain passage sombre qu'une trouée pratiquée dans la rue Montmartre, il y a quelques années, a fait disparaître.
Sous le Directoire et sous le premier Empire, le passage du Saumon était le centre de la pâtisserie parisienne, et, parmi tous les pâtissiers qui y débitaient leur marchandise, Tronard était le plus célèbre et le plus justement estimé. Son magasin était fort achalandé : mais son succès ne connut plus de bornes lorsque, vers 1814, Tronard inventa le baba au rhum. Tout Paris vint en foule déguster la pâtisserie nouvelle.
« Les pupilles de l'armée, raconte Duquesnel, ceux qu'on appelait les « Marie Louise », venaient volontiers traîner, chez Tronard, leurs guêtres blanches à trente deux boutons. Ils avaient de seize à dix huit ans, et même moins, les petits soldats, qui fléchissaient sous le poids du sac et du fusil, trop lourds pour leurs épauler d'enfants. Ils croquaient un baba, - la folie du jour, comme on disait, - vidaient un cornet de champagne, laissant caresser leur menton imberbe par la main dégantée de quelque jolie femme qui, d'une voix émue, murmurait : « Est-il gentil, ce pauvre mignon ! » Puis..ils allaient à la mort résolument, comme des braves ! »
Nos pâtissiers, dignes successeurs de Tronard, devraient bien trouver le moyen de nous faire des babas au rhum, avec telle farine qui ne soit point interdite, afin que nous en puissions offrir à nos Bleuets, petits soldats héroïques d'aujourd'hui, en souvenir des petits soldats héroïques d'autrefois.

Ernest Laut.

 

Le Petit Journal illustré du 3 juin 1917