Le général Lochwitzky


Commandant la première brigade russe sur le front français.

A la suite de l'offensive en Champagne du 16 avril, le général Nivelle adressa au général Alexeieff, généralissime des armées russes, le télégramme suivant :

«... Je m'empresse de porter à votre connaissance que la première brigade russe de France, qui combat en Champagne avec le ...e corps d'armée s'est particulièrement distinguée et a été citée a l'ordre de l'armée. »

La brigade russe, en effet, s'était couverte de gloire. En dépit d'une résistance désespérée des Boches, elle s'empara d'un seul élan du village de Courcy et du château dominant ce village. La bataille se prolongea deux jours. Et finalement les Russes restèrent maîtres du terrain conquis.
Nous donnons aujourd'hui à nos lecteurs le portrait du chef valeureux de ces troupes héroïques, le général Lochwitzky

VARIÉTÉ

Jours sans viande

Le petit scandale des boucheries. - L'homme ne devrait pas être carnivore. -- Les bonnes lois sur le carême. -- Comment on punissait ceux qui les transgressaient. - L'abstinence et la santé publique.

Nous sommes, il faut bien l'avouer, infiniment moins raisonnables et moins disciplinés, que ne l'étaient nos pères.
Le gouvernement ayant décrété deux jours sans viande, que voit-on ? La veille de ces jours désignés, la foule se précipite dans les boucheries. Elle fait, à prix d'or, des provisions énormes pour n'avoir point à subir les restrictions imposées par les décrets.
Le dimanche qui précéda le premier jour sans viande, on vit des boucheries, quoique abondamment fournies de marchandises, complètement démunies en deux heures. La clientèle avait tout raflé. On eût dit qu'au lendemain de ce jour-là, la famine allait nous assaillir.
Combien de ces provisions excessives durent être gâtées ! Combien de dyspeptiques se rendirent malades à se gaver de viande, alors que l'observation des décrets eût été, au contraire, favorable à leur santé !... N'importe, le Français, et surtout le Parisien - qui est l'essence du Français dans ses travers - sont ainsi faits : il suffit qu'on leur interdise quelque chose pour qu'ils prennent immédiatement le plus vif plaisir à transgresser la loi. Le fruit défendit a, pour eux, une saveur exquise. Et je ne serais pas surpris que bien des gens se gorgent aujourd'hui de viande le lundi et le mardi, qui, pourtant, n'en mangeaient guère auparavant, et, qui ne sont devenus si frénétiquement carnivores ces deux jours-là que parce que la viande est défendue.
Sarcey a noté dans son livre sur le Siège de Paris, les effets de cette mentalité singulière.
On avait, dès le début de l'investissement, engagé les Parisiens à ménager les ressources alimentaires. Ils n'en firent rien ; au contraire.
« Il se produisit, dit Sarcey, un phénomène bien curieux, et qui serait difficile à croire si nous ne l'avions tous constaté c'est l'appétit dévorant dont Paris fut, sur-le-champ, saisi. Jamais il n'avait fait si faim dans la grande ville. Aussitôt le siège commencé, nous entendîmes tous nos entrailles crier d'une étrange manière. Tel qui déjeunait de deux oeufs sur le plat et d'un morceau de fromage ne voulait plus se contenter à moins d'un bifteck saignant, arrosé d'une bouteille de Bordeaux. L'estomac parlait-il plus haut ? L'écoutait-on davantage ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en prévision des jours d'abstinence forcée, chacun s'appliquait à manger plus et mieux. La chère était plus abondante et plus délicate. Il semblait qu'on se dit à part soi : autant de pris sur l'ennemi ; encore un que les Prussiens n'auront pas...»
On se plaisait donc à faire bonne chère, en parlant, avec scepticisme, de la famine prochaine. Elle vint pourtant, la famine, et l'on eut alors tout loisir de regretter les gaspillages passés.
Nous n'en sommes pas là, grâce au ciel. Mais il est curieux de retrouver dans la population d'aujourd'hui ce même esprit d'indiscipline qui poussait les Parisiens d'il y a quarante-sept ans à se goberger inutilement et pour la simple satisfaction de leur esprit frondeur.
Pourtant, quoi de plus raisonnable que de restreindre un peu notre alimentation carnée ? Nous mangeons trop de viande les hygiénistes ne cessent de nous le répéter. Et nous n'étions pas faits, pourtant, pour être carnivores. « L'homme, a dit Cuvier, paraît fait pour se nourrir principalement de fruits, de racines et autres parties succulentes des végétaux. » Et le physiologiste Flourens a écrit : « Si l'on considère son estomac, ses dents et ses intestins, l'homme est frugivore par sa nature et par son origine. »
C'est donc en dépit de la nature que nous sommes carnivores ; du moins devrions-nous avoir la sagesse de l'être avec modération.

***
La loi religieuse et même la loi civile qui, à certaines époques, imposaient à nos pères une hygiène alimentaire spéciale, n'étaient donc pas si saugrenues que d'aucuns se l'imaginent aujourd'hui ; elles avaient leur raison d'être et leur justification dans l'intérêt même de la santé des fidèles. Et un hygiéniste d'autrefois a pu dire fort justement :
« Si la tradition chrétienne n'avait pas imposé le carême, il faudrait l'inventer. »
Nos pères étaient de gros mangeurs, surtout de gros mangeurs de viande et de grands consommateurs d'épices. Par contre, en temps ordinaire, ils mangeaient peu de poisson, et pour cause : l'insuffisance des moyens de transport ne permettait guère à la marée d'arriver fraîche à Paris. Il était donc à peu près impossible d'avoir du poisson de mer, sauf toutefois du hareng, car, dès le XIVe siècle, on salait ce poisson de façon à pouvoir le conserver une quinzaine de jours. Quant au poisson d'eau douce, il ne figurait guère que sur la table des gens de qualité, son prix étant très élevé. Dans les comptes de table d'un grand seigneur du Hainaut qui vivait vers 1380, on trouve mention d'un brochet payé dix sous qui feraient en monnaie d'aujourd'hui 36 francs... Vous concevez qu'à ce prix les bourgeois et les gens du commun ne pouvaient pas s'offrir souvent du poisson de rivière.
Quant aux légumes, ils avaient peu de place dans l'alimentation d'autrefois. D'abord, il en est un certain nombre que nous consommons régulièrement aujourd'hui et que nos pères ne connaissaient pas. La pomme de terre, qui nous est à présent aussi indispensable que le pain, était inconnue dans les villes. S'il est maintenant prouvé que, dès le Xe siècle, les paysans de certaines régions de France cultivaient et consommaient ce précieux tubercule, nul n'ignore que la bourgeoisie ne commença qu'a la fin du XVIIIe siècle à lui donner place dans ses repas.
Au moyen âge et même dans les siècles suivants, les légumes demeurèrent rares, peu nombreux et peu estimés. On les servait quelquefois à la fin du repas, à l'yssue ou dessert, mais on ne les mélangeait pas aux viandes comme nous le faisons aujourd'hui. On mangeait généralement les viandes seules, avec des sauces, avec des épices, et quand on avait consommé force boeuf, veau, mouton, volailles sous la forme ordinaire, on en reconsommait sous la forme de pâtés. Car nos aïeux avaient le génie du pâté.
J'ai sous les veux le menu d'un dîner servi à Abbeville, en 1517, pour la noce d'un bourgeois de la ville. Le premier service se compose de « pâté au pot, pièce de mouton, foie de veau rôti, chapons ». Au second service, rien que des rôtis : « la moitié d'un pourceau de Monsieur Saint-Antoine, un quartier de veau, des chapons encore et des « oisons ». Troisième service : Poulets farcis, paons, pâtés de venaison.
Enfin à l'yssue ou dessert apparaissent les légumes : « Pois et febvres », puis les « flangchs », du fromage et des pommes de capendu.
Vous voyez que les légumes et les fruits tiennent une place infime dans ce menu, comparativement à celle qu'y occupent les viandes et volailles.
Au souper, même amoncellement d'aliments solides. « Pingeons à le poytevine », « Poullets à la froide sauge », « Bouilly cardé de veau », quartier de mouton, des poulets encore, rôtis et farcis, et, de nouveau, des pigeons, rôtis et farcis également, puis des lapins. Et, seulement après tout cela, des poires, des crèmes, et des tartes d'herbes.
Nos aïeux, vous le voyez, n'avaient pas, en cuisine, beaucoup d'imagination les mêmes mets revenaient plusieurs fois dans le même repas, assaisonnés ou cuits de façon différente, mais c'étaient avant tout des mets substantiels.
Vous comprenez qu'avec une telle alimentation, les jours de jeûne et d'abstinence et la période du carême étaient nécessaires au repos de l'estomac et de l'intestin. Autrement, je vous laisse à penser avec quelle fureur eussent sévi les gastrites, les dyspepsies et les entérites.
Or, nos aïeux ne semblent guère avoir souffert de ces maladies qui affectent aujourd'hui tant d'appareils digestifs.
C'est apparemment que, d'abord, leur alimentation, pour abondante qu'elle fût, était de qualité meilleure que la nôtre. Ils mangeaient des choses saines et buvaient des vins et des bières honnêtement fabriqués, la chimie n'étant point encore devenue l'auxiliaire de la cuisine.
Et c'est qu'en outre ils savaient de temps à autre, imposer à leur estomac un repos nécessaire et bien gagné.
Ces périodes de jeûne étaient fort judicieusement choisies : c'étaient les Quatre-temps. Quatre fois l'an, au début des saisons, l'Église ordonnait l'abstinence le mercredi le vendredi et, le samedi de la même semaine. Eu outre, tous les vendredis étaient jours maigres, toutes les veilles de grandes fêtes étaient jours de jeûne. Et les quarante jours de carême devaient être respectés sous menace de peines sévères.
Ces pratiques étaient excellentes. Elles rompaient la monotonie du régime, préservaient du dégoût et de la satiété. Grâce à elles les gourmets éprouvaient, en face d'un repas plantureux, des jouissances que nous ne connaissons plus, car le jeûne de la veille, et parfois même de l'avant-veille, les avait préparés à goûter pleinement l'abondance et la saveur des plats.
Cependant, malgré les avantages du jeûne, il faut bien constater que nos ancêtres ne se plièrent pas toujours de gaîté de coeur aux lois ecclésiastiques qui les réglementaient. Sous Charlemagne, le carême était si peu respecté que l'empereur dut promulguer contre ses sujets réfractaires aux douceurs de l'abstinence, un édit qui les menaçait de mort.
A maintes reprises l'autorité civile vint du secours de l'autorité ecclésiastique cour imposer le jeûne réglementaire.
Le docteur Cabanes cite à ce propos Quelques curieux arrêts.
En 1126, un boucher de Laon, ayant vendu de la viande en carême, est condamné à suivre une procession en portant au cou une morue et un saumon. A Sens, en 1522, une sentence du prévôt condamne au fouet et à l'amende honorable devant, la porte de l'Église, un homme qui, en carême, a mangé des haricots au lard.
On sait, d'autre part, que Clément Marot faillit être brûlé vif pour avoir mangé du lard en carême, Au milieu du XVIe siècle, l'électeur de Bavière fit décapiter six bourgeois de Munich, qui avaient usé de viande un jour défendu. En 1605 un bourgeois de Besançon fut banni pour dix ans « pour avoir mangé du fromage en temps de carême et en avoir fait manger à ses domestiques ».
Quelques années plus tard, à Saint-Claude, un pauvre diable, pressé par la faim, fut surpris en carême mangeant de « la chair d'un veau qui était mort de pauvreté et de maladie ». Traduit devant le tribunal des échevins, il fut condamné à avoir la tête tranchée.
A Paris, en 1659, un boucher qui avait vendu de la viande publiquement pendant le carême, fut attaché au carcan devant le Grand Châtelet « avec une fressure de veau pendue au col ».
Louis XIV fut impitoyable pour quiconque se dérobait aux rigueurs de l'abstinence. Il avait interdit par un édit, « à toutes personnes, de quelque qualité, condition ou pays qu'elles soient », de porter ou de conduire à Paris « aucuns bestiaux ni viande vive ou morte, volaille ni gibier, soit par terre ou par eau ».
Ceux qui étaient surpris à faire le trafic défendu étaient incarcérés.
La police assurait le respect de l'édit royal avec une excessive sévérité. Elle faisait des visites domiciliaires même chez les grands seigneurs, et jusque chez les princes du sang. Il existe une curieuse lettre du majordome de la duchesse de Berry faisant savoir aux enquêteurs chargés de veiller à l'exécution des ordonnances sur le Carême, que, si l'un d'entre eux a l'audace de se présenter à l'hôtel de le princesse, il n'en sortira que par la fenêtre.
Il y eut heureusement, de tout temps avec le ciel, des accommodements.
Dans le principe, tous les aliments gras étaient défendus, sauf l'huile. Cela faisait peut-être l'affaire des pays du Midi où l'olivier poussait en abondance, mais les gens du Nord ne savaient comment faire leur cuisine. La question fut portée en 8l7 devant le concile d'Aix-la-Chapelle qui, très gravement, la discuta, et autorisa l'emploi de « l'huile de lard » qui n'était autre chose que la graisse. Mais un autre concile tenu à Angers réforma cette décision et condamna d'un seul coup l'huile de lard, le lait et le beurre, obligeant ainsi les fidèles à ne manger que leur pain sec et leurs légumes cuits à l'eau.
Cependant, peu à peu, la sévérité de l'Église se relâcha. Anne de Bretagne, touchée de la misère de ses paysans qui ne pouvaient se procurer de l'huile d'olive, dépêcha un ambassadeur au souverain pontife et obtint pour elle et ses Bretons l'autorisation d'user du beurre.
En 1555, le pape Jules III permit les oeufs en carême.
L'Église trouva, dès lors, dans l'octroi des dispenses, l'occasion de sérieux profits. A Rouen, à droite du portail de la cathédrale s'élève une admirable tour qui s'appelle la Tour de Beurre. Ce nom, qui paraît plutôt singulier pour une telle masse de pierre, vient de ce que cette tour fut bâtie avec le produit des dispenses accordées aux fidèles qui voulaient user de beurre en temps de carême.
La cathédrale de Bourges a également une tour qui porte le même nom et qui a une origine analogue.
L'évêque de Strasbourg, Albert de Bavière, ayant mis une taxe sur le beurre en carême, amassa de fortes sommes qui lui servirent, non point à bâtir une tour d'église, mais à faire fondre une formidable artillerie. Et le peuple de Strasbourg, quand il parlait des canons du prince-évêque, les appelait les canons de beurre.
Quand on eut obtenu le beurre, la graisse et les oeufs, on voulut plus encore ; on obtint de manger les oiseaux d'eau ; on obtint le chocolat. Enfin on obtint même la permission d'user de viande en carême, à condition de présenter un certificat de médecin visé par le curé de la paroisse.
D'aucuns assurent que ces certificats étaient le plus souvent de complaisance.
Il faut dire cependant à la louange des médecins qu'ils se montrèrent en général partisans du jeûne et s'employèrent de leur mieux à convaincre leur clientèle de l'utilité du Carême.
Nombre d'entre eux consacrèrent leur thèses à cette question. En 1758, un médecin parisien, le docteur Planque, écrivait que « si le Carême n'était pas d'institution religieuse, il devrait être d'institution médicale ».
Les philosophes partageaient cet avisa J.-J. Rousseau, qui n'est point suspect de respect pour les lois de l'Eglise, se prononce en maints endroits de ses ouvrages, en faveur de l'alimentation maigre. Voltaire de même.
Diderot considère le carême comme une « leçon de tempérance », une « abstinence salutaire » tendant à préserver des maladies de la saison, qui dépendent principalement de la « surabondance des humeurs ».
Bien mieux, la Révolution ayant aboli la religion, conserva l'institution du carême. Elle décréta un carême civique, « le carême étant, disait Barère, le 21 janvier 1794, au Comité de Salut public, une institution puisée dans la nature ».
C'étaient là de judicieux préceptes. Religieux ou civique, peu importe : le carême intelligemment observé, sans excès d'abstinence, était une institution utile et favorable à la santé publique.
Nous avons eu grand tort d'en laisser s'affaiblir la tradition. Il n'en est guère de meilleure parmi toutes celles que nous a légué le passé.

Ernest LAUT.

 

Le Petit Journal illustré du 10 juin 1917