Le général Julian Bing


commandant en chef les troupes canadiennes

Le général Julian Bing est né en 1862. Il entra au 10e régiment de hussards en 1883 et fut envoyé, après ses classes militaires, dans l'est du Soudan, où les Anglais combattaient alors Osman Digma, le lieutenant du Madhi.
Au début du conflit, sir J. Bing commandait les réserves de cavalerie anglaise au camp de Salisbury. Mais il n'était pas homme à rester longtemps hors de l'action. Appelé bientôt au front, il reçut le commandement d'une division de cavalerie, celle-là même qui, sous ses ordres, se distingua à Ypres.
Les services éminents qu'il rendit le firent remarquer par sir Douglas Haig et, au mois de juillet 1915, il fut reçu en audience, à Buckingham Palace, par le roi d'Angleterre, qui lui conféra la dignité de commandeur dans l'ordre de Saint-Michel et Saint-Georges.
C'est sir Julian Bing qui commandait les Canadiens à Courcelette. Enfin, c'est à lui qu'après la glorieuse bataille de Vimy, sir Robert Borden, le premier ministre du Canada, adressait le télégramme suivant qui contient le plus bel éloge et des soldats et du chef éminent qui les commande :

« Mes collègues et moi vous envoyons nos plus chaleureuses félicitations à l'occasion du magnifique succès remporté par les Canadiens. C'est avec le plus vif intérêt, et le plus vif orgueil que je lis le compte rendu émouvant de leur avance et que j'apprends qu'ils ont capturé et occupé les positions fortement défendues que j'ai vues lors de mon récent voyage en France.
» J'espère que vous transmettrez aux troupes placées sous vos ordres la profonde reconnaissance du peuple canadien dont la fierté à l'égard de son armée sera considérablement accrue par ce nouveau et glorieux succès. »

VARIÉTÉ

Le Canada et la France

Le Normand et les soldats canadiens. - La France mère du Canada. - Vieux langage, vieilles chansons, - Comment les Canadiens ont témoigné leur foi à l'Angleterre, leur amour à la France.

Un Normand, l'autre jour, dans un café de Rouen, n'était pas peu étonné d'entendre plusieurs soldats portant l'uniforme anglais parler français avec l'accent particulier à la région. Même il reconnaissait dans leur langage certains archaïsmes, certaines expressions conservées dans le patois régional.
Il s'approcha, intrigué :
Vous êtes donc de ce pays-ci ?
- Nous sommes de Montréal, répondit un des soldats.
- Montréal ?
- Oui, Montréal, au Canada.
Le Normand, lui, avait oublié que ceux de sa race, il y a trois siècles, avaient colonisé le Canada. Mais les Canadiens, eux, n'ont rien oublié.
Ils n'ont pas oublié leur origine et ils gardent pieusement l'amour de la France et le parler savoureux de la Normandie, patrie de leurs aïeux, les premiers colons de la Nouvelle France et de l'Acadie, fondateurs de Québec et de Montréal.
Jacques Cartier, le premier explorateur du Canada, était Malouin, mi-Normand, mi-Breton. Il avait, en 1534, atteint la baie des Chaleurs et reconnu les côtes du pays. Dans un second voyage, il remonta le Saint-Laurent jusqu'aux lieux qui devaient plus tard s'appeler Québec et Montréal, et prit possession du pays au nom du roi de France François Ier.
Pendant deux tiers de siècle, cette possession ne fut que nominale.
Elle devint effective par l'initiative de Samuel Champlain d'abord et, plus tard, par la volonté de Colbert.
Champlain était de Honfleur. C'est de cette ville qu'il partit en 1603 pour son premier voyage au Canada. Accompagné d'un habile marin de Saint-Malo nommé Pont-Gravé, il remonta le Saint-Laurent jusqu'au havre de Tadouzac. Là, les deux navigateurs laissèrent leurs navires et partirent à la découverte dans une petite barque qui les mena jusqu'au saut de Saint-Louis, où Jacques Cartier s'était arrêté dans son dernier voyage. Puis ils pénétrèrent dans l'intérieur des terres et Champlain en dressa la carte qu'il rapporta en France avec une relation détaillée de son voyage.
A cinq reprises, il retourna au Canada. Sa troisième expédition fut la plus importante. Chargé par le roi de former un établissement permanent dans la nouvelle colonie, il choisit un endroit situé à environ 130 lieues de l'embouchure du Saint-Laurent et y jeta, en 1608, les fondements de la ville de Québec. Il mourut en 1635 dans cette ville dont il avait fait une cité florissante.

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C'est surtout l'émigration normande qui peupla Québec et plus tard Montréal. Albert Sorel nous montre ce même port de Honfleur, d'où Champlain était parti pour son premier voyage, animé par les départs des émigrants pour la Nouvelle France.
« Quand on voit, dit-il, sortir du Havre la carapace monstrueuse des transatlantiques et que l'on songe aux peuplades qu'ils emportent, on ne peut, sans effort d'imagination et sans quelque frisson secret, se représenter ces départs d'autrefois, coques lourdes et compliquées de châteaux d'avant et de châteaux d'arrière, encombrées de canons, de munitions, d'ouvriers, de soldats et de jeunes filles mêmes qui, sous la conduite de personnes graves et prudentes - telle Mme Bourdon, veuve d'un procureur général - s'en allaient au Canada pour y chercher un mari et y fonder une famille.
Colbert, qui s'occupait de tout, s'occupa de pourvoir la colonie de « jeunes villageoises vigoureuses. »
» Comme il s'en pouvait trouver dans les provinces aux environs de Rouen, écrivit-il à l'archevêque, j'ai cru que vous trouveriez bon que je vous suppliasse d'employer l'autorité et le crédit que vous avez sur les curés de trente ou quarante de ces paroisses, pour voir s'ils pourraient trouver en chacune une on deux fille disposées à passer volontairement au Canada pour être mariées ». Il en vint de toute la province vaillantes, saines, ménagères prolifiques et sensées - race admirable de femmes, de « maîtresses-femmes », c'est le mot de chez nous, entreprenantes comme les hommes qu'elles épousèrent, qui mettraient toute l'imagination de leur vie dans l'aventure de leur voyage et toute leur littérature dans le « livre de raison » de leur famille.
» Ces alluvions de sang français, jeune et vaillant, expliquent le développement extraordinaire de notre race au Canada, la fidélité de cette race à la langue, à la religion, aux traditions de ses provinces d'origine. Ces femmes y ont porté ce qu'il y a de plus solide en France : le foyer, dont la flamme ne s'éteint pas. On ne fait point, sur cet article, aux Françaises la part qui leur revient.
» Sans elles, sans leur maternité matérielle et morale, on ne saurait pourtant comprendre ni comment le Canada, qui comptait, à la fin du dix-huitième siècle, 65.000 Français, en compte aujourd'hui plus de deux millions, ni comment cette « France nouvelle » du grand siècle ressuscite pour nous, avec son parler, sa vigueur, ses vertus, la « France ancienne » ; ni comment elle est, hors de nous, notre passé vivant, le témoin d'un avenir que nous portions en nous ; ni comment cet avenir a justifié la parole de Louis XIV : « Cette partie de la monarchie française deviendra quelque chose de grand. »

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Ce pays, en effet, est devenu un grand pays ; et, bien que ravi à la France, il est resté, par le coeur, par les moeurs, par le langage, profondément, obstinément français.
Les Canadiens français n'en témoignent pas moins à l'Angleterre le plus fervent loyalisme, mais ils savent le concilier avec un fidélité non moins fervente à leur patrie d'origine. Et ils répètent volontiers ces deux vers d'un de leurs poètes :

Chacune a maintenant une part de nous-mêmes :
Albion notre foi, la France notre cour.

Les voyageurs français qui ont visité le Canada ont relevé partout les témoignages éclatants de cette fidélité.
On voit encore, dans les villages canadiens, des maisons pittoresques toutes pareilles à celles qui font l'originalité de nos villages normands. On y retrouve les marques de l'hospitalité et de la politesse françaises de naguère. Et l'on n'est pas peu surpris d'y entendre parler un langage qui, sauf quelques anglicismes qui se sont fatalement introduits dans l'usage, ressemble à celui que parlaient les paysans normands du grand siècle.
L'émigration française au Canada, sous Louis XIV, fut surtout maritime. C'est des villages de la côte normande que partirent le plus grand nombre des colons de la Nouvelle France. Le langage conservé par les Canadiens d'aujourd'hui a gardé la trace de cette origine. Les termes marins y sont copieusement employés et dans les sens les plus inattendus.
C'est ainsi qu'un Canadien qui va s'habiller dit qu'il va « se gréer ». On ne dit pas tourner, on dit « virer de bord ». Vous prenez un voiture : - Embarquez -vous, dit le cocher ; et il vous demande où vous voulez qu'il vous débarque.
Les locutions d'origine paysanne ne sont pas moins nombreuses. On dit d'un fort gaillard : « C'est un durçon » ; on est « frissonneux » si on a froid : on donne à un cheval sa « goulée » de foin.
Les Canadiens français tiennent à la conservation de ce vieux parler comme on tient à de précieux souvenirs de famille ; par contre, ils luttent de toute leur énergie contre l'intrusion des mots d'origine anglaise dans leur langage.
« Deux choses, dit un de leurs auteurs, caractérisent la langue que nous parlons : les archaïsmes, que nous devons conserver comme de vieux joyaux de famille, et les anglicismes, dont nous devons nous débarrasser avec le plus d'application possible. »
Et il ajoute :
« En Canada pour au Canada est un de ces archaïsmes. Richelieu, Colbert et Choiseul, La Potherie, Charlevoix et Montcalm écrivaient en Canada. »
Quant à l'anglicisme, il est considéré par la bonne société canadienne, « non seulement comme l'indice d'une mauvaise éducation, mais encore comme une sorte d'apostasie nationale ».
« Je prie le lecteur étranger, poursuit-il, de ne pas trouver à redire si nous employons le mot char pour désigner ce qu'on appelle en France un wagon ou tout simplement une voiture. Ce dernier terme a une signification trop générale ; quant au mot wagon, nous n'en voulons pas, parce que nous sommes dans la lutte pour la vie nationale, et que, si nous consentons à introduire délibérément des mots anglais dans notre langue, la bataille que nous livrons chaque jour pour la conservation du doux parler de France sera bientôt perdue. Il n'y a pas longtemps que nous avons consenti à dire rail pour lisse ; nous ne dirons jamais le sleeping pour le chardortoir, et nous préférerions nous faire casser le cou plutôt que de demander au mécanicien de stopper la locomotive. »
Les Canadiens ont gardé au mot « paysan » le sens péjoratif qu'il avait autrefois. Il ne faut pas dire le paysan, mais « l'habitant »
Et « l'habitant » est accueillant, hospitalier comme l'étaient ses ancêtres normands.
« Frappez hardiment à n'importe quelle porte, a écrit Francisque Michel, l'habitant, déjà prévenu par le chien de garde, qui s'accote amont le four pour japper, viendra au-devant de vous et vous aidera à vous décapoter, tout à fait comme si vous étiez un hôte attendu, puis il vous invitera à prendre place à la table de famille, où est servie la chignée, à goûter des cretons, sortes de beignets, et à frapper la fiole, en attendant l'eau-forte ou rhum de Jean-Marie, amusante corruption, de la Jamaïque... »
Les vieilles chansons populaires qui sont une des grâces de notre passé se perdent de jour en jour. Les Français d'à présent les ont à peu près oubliées. Les Canadiens, eux, les ont conservées. C'est au Canada que les amateurs de folk-lore devront aller chercher les vieilles chansons normandes d'autrefois.
Notre distingué confrère M. Frantz Funck-Brentano raconte la jolie réception qu'on lui fit dans une ferme canadienne.
« On avait fait venir les danseurs et les violoneux du pays. La danse, telle que la pratiquent nos Canadiens, est un art très difficile. Une Canadienne de soixante-seize ans dansa pour nous des pas que les générations suivantes déjà ont oubliés. Les « créatures » chantèrent les chansons du pays. Elles commencèrent par la plus répandue, et qui est pour les Canadiens comme un chant national :

A la claire fontaine
M'en allant promener,
J'ai trouvé l'eau si belle
Que je m'y suis baigné.
Y a longtemps que je t'aime.
Jamais ne t'oublierai.

» Puis le chant célèbre : « Vive la Canadienne ! »
Vive la Canadienne !
Vole, mon coeur, vole !
vive la Canadienne
Et ses jolis yeux doux.

Et cette autre enfin, au curieux refrain :
Quand j'étais chez mon père,
Gai ! Vive le Roi !
Petite jeanneton.
Vive le Roi, la Reine,
Petite Jeanneton.
Vive Napoléon !

» Et, quand une « créature » avait terminé sa chanson, elle ne manquait jamais d'ajouter, immédiatement après le dernier couplet :

» -- Excusez-la. »

Et, ce qui frappe le voyageur c'est devoir combien l'orgueil de leur origine française est resté vivace chez tous ces braves gens et, connue cet orgueil s'exprime en tenues naïfs et touchants.
Un Canadien lui dit :
- Quand je vois un Français, cela me fait un plaisir de cinquante piastres.
- Monsieur, s'écrie le violoneux, la France c'est mon sang natal !
Et un vieux bonhomme à barbe blanche lui répète, en lui serrant la main
- Vous, vous êtes mon grand-père.
« Cela ne me rajeunissait pas, ajout notre spirituel confrère, mais jamais je n'ai été si heureux. »
C'est encore le souvenir de la France, qui survit dans les traditions héroïques du Canada. La défense que soutint Montcalm en 1758 est pleine de traits épiques que les poètes canadiens ont célébrés. On y vit les femmes elles-mêmes se lever pour la cause française et l'une d'elles, Jeanne de Verchère, la Jeanne Hachette du Canada, défendit seule un bastion et repoussa les assaillants.
L'une des pages glorieuses de cette épopée est la bataille du fort du Carillon, où Montcalm vainquit lord Abercromby. L'un des poèmes les plus célèbres de là-bas s'inspire du souvenir de cette victoire : c'est le Drapeau du Carillon. Le drapeau d'un régiment de Canadiens français qui s'était distingué dans cette journée fameuse était resté entre les mains d'un vieux soldat. Après la capitulation qui livra le Canada aux Anglais, ce soldat garda le précieux emblème. La France, se disait-il, enverra des secours et j'irai au-devant d'eux avec le glorieux drapeau du Carillon. Mais les secours je vinrent pas. Alors le vieux soldat résolut d'aller les réclamer en France. Il s'embarqua, emportant le drapeau sur son coeur. Mais, arrivé à Versailles, il ne peut pénétrer dans le château. Le Canada ?... qui se soucie du Canada ?... Les sentinelles le chassent à coups de crosse. Et le vieux soldat, emportant son drapeau, s'en revient, désespéré, au Canada, est va mourir sur le champ de bataille où il a combattu naguère pour la France oublieuse et ingrate.

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De cette ingratitude de la monarchie, les Canadiens n'ont pas tenu rigueur à la France. Au contraire. Il semble que, par leur fidélité, ils aient voulu inspirer à la France des regrets d'autant plus vifs de l'oubli dont ils furent victimes autrefois.
Et l'orgueil avec lequel s'exprimait cette fidélité en rehaussait encore la valeur à nos yeux.
Fréchette, l'un des plus célèbres poètes du Canada, disait, il y a quelques années :
« Notre âme est restée française parce que nous sommes fiers d'être les Français de l'Amérique : on ne renonce pas à ce nom-là ! Nous tenons à la France par toutes les fibres du cœur, et elle serait la plus humble des nations que nous lui dirions encore : Nous sommes à toi !... Généreuse protectrice ou mère oublieuse, nous t'avons aimée, nous t'adorons encore et nous te chérirons toujours. Nos pères sont morts pour toi, nous sommes tes enfants et nous voulons mourir tes enfants...»
C'est ainsi que le Canada est resté, par la simplicité et la cordialité des mœurs, par la ferveur religieuse, par l'attachement aux traditions, au vieux langage, la vivante image de la France du passé. Et ce qu'il y a d'admirable dans cette fidélité à ses origines, c'est qu'elle n'empêche pas le Canada d'être profondément attaché à ses devoirs envers l'Angleterre.
La présente guerre a permis aux Canadiens de témoigner, suivant l'affirmation du poète que j'ai cité plus haut, leur foi à l'Angleterre et leur amour à la France. Ils ont répondu avec d'autant plus d'enthousiasme à l'appel de la métropole britannique, qu'il s'agissait pour eux de venir combattre sur le sol français, pour la délivrance et la sauvegarde du pays de leurs légendes et de leurs rêves, du doux pays de France où dorment leurs :aïeux et d'où leurs pères sont partis naguère pour la conquête du Canada.
On sait de quelle façon héroïque ils témoignèrent leur foi à l'Angleterre et leur amour à la France. Dès le second mois de la guerre, ils envoyaient 30.000 hommes qui, après, une période d'entraînement fait au camp anglais de Salisbury, prirent part, en avril 1915, à la bataille d'Ypres, où, pour la première fois, les Allemands employèrent les gaz asphyxiants.
Depuis lors, le Canada, qui n'avait, avant la guerre, que 3.500 hommes de troupes permanentes et 75.000 miliciens, a donné à la cause des Alliés 500.000 hommes. On sait quels furent les exploits de ces soldats : ils sont inscrits en lettres immortelles à Ypres, à La Bassée, à Bazentin, et, plus récemment, à Vimy, où les Canadiens se couvrirent de gloire.
« Les Canadiens se battent comme des démons », disait un journaliste anglais qui les vit au combat. C'est de tradition. Déjà, en 1777, le vieux maréchal de Noailles avait signalé leur ardeur dans les batailles. II en donnait cette raison :
« Je ne suis pas surpris, disait-il, si les Canadiens ont tant de valeur : la plupart descendent d'officiers et de soldats qui sortent des plus beaux régiments de France. De l'extraction militaire du Canada vient, en partie le courage de ses habitants. »
Et c'est là ce que dit également une strophe de l'hymne national canadien :

Nos pères, sortis de la France
Étaient l'élite des guerriers,
Et leurs enfants, de leur vaillance
Ne flétriront pas les lauriers.

Certes, loin de les flétrir ces lauriers de leurs pères, les Canadiens d'aujourd'hui les auront fait refleurir avec un nouvel éclat.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 17 juin 1917