Le général Anthoine


On sait quel rôle important l'armée commandée par le général Anthoine a joué dans l'offensive des Flandres, en liaison avec les vaillantes troupes anglaises du général Plumer et du général Gough.
Le maréchal Haig a rendu à cette armée et à son chef le plus éclatant hommage lorsqu'il a dit dans le télégramme adressé au général Pétain, à la suite des premiers succès de l'offensive :
« Les opérations de l'armée française au nord de Boesinghe, conduites sous le commandement du général Anthoine avec la plus grande habileté et la plus grande bravoure, ont obtenu un plein succès...
» Par leur action, les divisions françaises ont admirablement couvert et assuré le flanc allié et ont ainsi très largement contribué au succès d'aujourd'hui.
» Les remerciements et les félicitations des armées britanniques sont dus à l'armée du général Anthoine tout entière...»
Nous donnons aujourd'hui à nos lecteurs le portrait du chef éminent qui a mérité ces éloges du généralissime des armées britanniques.
Né au Mans le 28 février 1860, entré à l'École polytechnique en 1877, le général Anthoine a fait sa carrière dans l'arme de l'artillerie.
Lieutenant, il resta trois ans en Indo-Chine ; capitaine en 1889, colonel en 1910, il est nommé général de brigade en 1913 et devient l'un des treize membres du comité d'état-major.
Lorsque la guerre éclate, il est mis à la tête d'une division d'infanterie ; il est nommé divisionnaire, à titre définitif, le 25 novembre 1915.
En septembre 1915, le général Anthoine était nommé commandant d'un corps d'armée. Il a été l'objet de la citation suivante :
« Commandant de corps d'armée des plus brillants tant par l'étendue de ses connaissances que par ses qualités d'activité, d'entrain et de fermeté. A donné aux attaques de septembre 1916 de nouvelles preuves de sa valeur en enlevant sur un front de 6 kilomètres une position ennemie puissamment défendue.»
Le général Anthoine est commandeur de la Légion d'honneur depuis le 1er octobre 1916.

VARIETÉ

France et Siam

Le nouvel allié. - Les Boches au Siam. - Histoire de nos relations avec le pays de l'Éléphant Blanc. - La prophétie de l'ambassadeur. - Une place à prendre.

Les Boches continuent à soulever contre eux le monde civilisé. Le Siam, à son tour, est entré dans l'union des peuples contre la barbarie allemande.
Est-ce à dire que nous verrons bientôt les amazones de S. M. Maha Vajiravadh - car chacun sait que la garde du roi de Siam est composée d'un corps de femmes guerrières - combattre dans les tranchées à côté de nos poilus ?... Non, sans doute. Les Alliés ne demanderont pas au Siam de prendre une part active à l'action militaire. Il leur suffit que, du fait de l'état de guerre, ce pays soit fermé aux Boches, à leur influence, à leurs intrigues.
Depuis le début de la guerre, en effet, les Allemands avaient fait du Siam leur centre d'espionnage en Extrême-Orient. De là, ils tentaient de fomenter des révoltes dans l'Inde anglaise ou dans nos possessions d'Inde-Chine. Ils avaient même réussi à soulever contre nous des populations du haut Laos et il ne fallut pas moins qu'une expédition de 3.000 hommes avec de l'artillerie pour mettre les rebelles à la raison.
Il y aura exactement l'an prochain cinquante ans que le Siam commença de s'ouvrir aux influences occidentales. L'année 1868 est celle où monta sur le trône le roi Chulalongkorn, père du souverain actuel.
A cette époque, le Siam était encore organisé comme les vieux empires asiatiques ; les influences administratives modernes s'y faisaient à peine sentir. Les grands vassaux des provinces tenaient en échec l'autorité royale ; la centralisation était nulle ; les impôts tombaient dans la caisse du roi dont le budget se confondait avec celui de l'État.
Chulalongkorn s'efforça de remédier à cet organisme archaïque ; il constitua des ministères réguliers, organisa un Conseil législatif et créa un budget distinct de ses propres ressources. Il appela les Éuropéens à Bangkok et, à côté de son immense palais, grand comme une ville, à côté de la vieille cité chinoise, bâtie sur l'eau, une cité moderne pourvue de tous les avantages de la civilisation, s'éleva sur les bords de la Mé-Nam. Bangkok eut des tramways électriques avant Paris.
Ayant créé des organismes administratifs sur le modèle occidental, Chulalongkorn les partagea entre les Européens et s'efforça d'être éclectique et de donner à chacun sa part du gâteau.
Le peuple d'Europe qui, de temps immémorial, avait eu les relations les plus constantes avec le Siam, c'était le Danemark : les Danois eurent l'armée et la marine. Les Anglais se virent attribuer les douanes, l'instruction publique et les mines ; les Italiens les travaux publics ; les Belges la justice. Les Allemands, enfin, déjà préoccupés de conquête, se firent donner les chemins de fer et les postes et télégraphes, c'est-à-dire les meilleurs moyens d'expansion et d'influence.

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Et nous, Français, me direz-vous ?
Nous Français, nous n'eûmes rien ou presque rien. Nous eûmes la médecine, l'hygiène, et rien de plus. Cette attribution, qui devait être pour nous sans profit matériel, entraînait cependant les plus rudes besognes et les plus graves responsabilités. Bangkok était une ville où la fièvre typhoïde sévissait à l'état endémique. La « Venise d'Extrême-Orient », comme on l'appelle souvent, est presque entièrement bâtie sur l'eau. Ses artères principales sont le fleuve lui-même et les klongs, les canaux, dont les berges sont bordées de maisons flottantes ou élevées sur pilotis. Le « Sam-Peng », le quartier chinois, bazar flottant de Bangkok, se compose presque uniquement de jonques réunies, amarrées les unes aux autres, et dont l'ensemble ne couvre pas moins de quinze kilomètres carrés. Une population de plusieurs centaines de mille habitants vit sur le fleuve. Jugez par là si les eaux en doivent être polluées. La Mé-Nam est, de ce fait, le véhicule de toutes les contagions.
Nos savants, nos médecins eurent mission de remédier à cet état de choses et d'assainir Bangkok. Ils s'en acquittèrent de leur mieux. Leur oeuvre fut, naturellement sans profit matériel pour la France. Tandis que les autres peuples tiraient des avantages pécuniaires des organisations administratives qui leur avaient été attribuées, nous autres, comme de coutume, nous travaillâmes pour la gloire.
Nous serons éternellement les jobards de l'humanité.
Les Allemands, cependant, ne se contentaient pas de la part, pourtant très belle, qui leur avait été réservée. Ils firent, au Siam, ce qu'ils ont fait dans le monde entier. Peu à peu, leurs nationaux pullulèrent. s'infiltrèrent dans tous les services administratifs, accaparèrent tous les postes. Ils dépossédèrent à peu près les Anglais du service des douanes, les italiens des travaux publics. Bientôt, toutes les maisons de banque furent entre leurs mains ; la plupart des mines devinrent leur propriété. Ils nous prirent même une partie de nos attributions - pourtant si maigres - et tout le commerce de la pharmacie au Siam ne tarda pas à être entre les mains des Boches.
En même temps, ils s'efforçaient de se glisser dans les conseils politiques du roi. Et, déjà, ils s'apprêtaient à supplanter même les Danois, les plus vieux ;amis du Siam, et à mettre la main sur l'organisation militaire du pays.
Sur ces entrefaites, la guerre éclata. Situé comme un état tampon entre les Indes anglaises et les possessions françaises d'Indo-Chine, le Siam devint naturellement le centre des intrigues et des entreprises d'espionnage boche en Extrême- Orient. Il n'était ni de l'intérêt de l'Angleterre, ni du nôtre, ni même de celui du Siam, de laisser se perpétuer un pareil état de choses. Le roi Maha Vajiravadh comprit que la liberté laissée à l'influence allemande pouvait avoir pour son pays les plus fâcheuses conséquences.
Le souverain siamois a été élevé à l'européenne ; il a fait ses études en Angleterre, à Eton, à Oxford et à l'école militaire de Sandhurst. En 1907, jeune prince héritier, il accompagna en France son père Chulalongkorn ; la vie brillante de Paris le captiva. Il voulut connaître toutes les joies de la Ville-Lumière. Et quand ses précepteurs lui faisaient grief de s'amuser ainsi, il leur répondait :
- Laissez donc... En attendant que j'épouse quelque princesse jaune, il m'est bien permis d'aimer un peu quelques princesses blanches.
On conçoit que ses sympathies soient allées tout naturellement au pays où il fit son éducation, au pays où il connut ses premiers plaisirs de jeunesse. Au surplus, les représentants de l'Angleterre et de la France au Siam surent les réveiller et les entretenir, en dépit des influences ténébreuses que l'Allemagne faisait agir dans l'entourage royal.
On sait le reste. Le Siam a déclaré la guerre à l'Allemagne. C'est la fin des menées allemandes des intrigues, des actes d'espionnage en Extrême-Orient. L'embargo est mis sur tous les bateaux boches réfugiés dans les ports siamois. Les nombreux Allemands qui s'apprêtaient à exploiter les innombrables ressources du Siam au profit de l'Allemagne sont internés et mis hors d'état de nuire.
Et voilà un pays de plus qui échappe aux rêves d'hégémonie allemande et aux entreprises de l'orgueil teuton.

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Nous connaissons mal l'histoire des peuples de l'Orient. Est-il un Français sur mille qui sache que la France faillit, il y a trois siècles, devenir maîtresse du Siam, comme elle le fut plus tard de l'Inde avec Dupleix ?
Le Siam avait alors pour premier ministre un aventurier grec nommé Constance, que le hasard d'un naufrage avait conduit dans ce pays. Ce grec, homme actif, habile diplomate, véritable homme d'Etat, avait conquis la confiance du souverain qui régnait alors sur le pays de l'Éléphant Blanc. Mais les mandarins siamois, jaloux de la faveur que lui témoignait le roi, ne cessaient de conspirer contre lui ; et Constance sentait qu'il ne pourrait se maintenir au pouvoir qu'en s'appuyant sur une grande puissance européenne.
L'écho des conquêtes de Louis XIV était venu jusqu'au Siam. Constance jeta son dévolu sur la France.
Par l'intermédiaire des missionnaires catholiques établis à Bangkok, il fit faire des ouvertures à Paris. Louis XIV les accueillit favorablement. Constance, alors, persuada au roi de Siam qu'il fallait envoyer au Roi-Soleil une ambassade chargée de présents.
Le 18 juin 1686, trois ambassadeurs siamois et huit mandarins débarquaient à Brest après une traversée des plus mouvementées qui n'avait pas duré moins de six mois.
On les conduisit à Fontainebleau où le roi reçut de leurs mains, en audience solennelle, les lettres et les innombrables cadeaux du roi de Siam.
Le vaisseau des ambassadeurs était, en effet, bondé de présents destinés au roi, aux princes, aux ministres. Il contenait même; deux petits éléphants que le roi de Siam offrait au duc d'Anjou et au duc de Bourgogne. Malheureusement, les deux pachydermes ne résistèrent pas aux fatigues du voyage et moururent avant de toucher la terre de France.
Les cadeaux reçus, les lettres de créance lues solennellement, les cérémonies officielles terminées, le grand roi songea que, pour mieux préparer les Siamois au protectorat de la France, il serait bon de leur montrer d'éclatants témoignages de sa puissance.
Et après leur avoir fait visiter en détail ces châteaux royaux et toutes les splendeurs de sa capitale, il résolut de les faire voyager à travers la Flandre, sa dernière conquête.
C'est ainsi que les ambassadeurs siamois virent tout ce noble et glorieux pays que la guerre couvre aujourd'hui de ruines et de sang, toutes ces villes alors nouvellement acquises à la France, et devenues si profondément françaises, que des années d'occupation étrangère n'ont pu qu'exalter, que grandir en elles, en dépit des souffrances subies, l'amour du pays.
Après avoir visité Beauvais, Amiens, ils s'arrêtèrent à Arras où ils admirèrent le pittoresque des places et des monuments. A Dunkerque, ils furent ébahis de voir un gros vaisseau, chargé de tout son canon, sortir du port, toutes voiles dehors. A Lille, on leur fit une entrée triomphale. A Tournai, on leur donna la comédie. Ils visitèrent ensuite Condé, Valenciennes, Denain, où les chanoinesses les reçurent dans leur grand habit d'apparat. A Douai, l'ambassadeur trouva la fille du gouverneur si jolie qu'il lui proposa de l'emmener au Siam pour la marier à son fils.
De là, ils furent à Cambrai, puis à Péronne, où, au discours du magistrat, l'ambassadeur répondit que « l'alliance entre la France et le Siam durerait autant que le soleil et la lune, et qu'un jour les Français deviendraient Siamois, et les Siamois Français. »
Les ambassadeurs virent encore Saint-Quentin, La Fère, Soissons. Après quoi. ils se rembarquèrent et s'en retournèrent au Siam, éblouis par la puissance du Grand Roi, et fermement convaincus que leur pays aurait tout avantage à s'ouvrir à l'influence française.
L'année suivante, une mission française partit pour le pays de l'éléphant Blanc. Un traité d'alliance fut signé entre le Siam et la France, et un petit corps expéditionnaire français, fort de huit cents hommes, sous les ordres du maréchal de camp Desforges, occupa Bangkok.
La France était alors, si elle l'eût voulu, maîtresse du Siam. De Bangkok, elle eût pu faire rayonner son influence sur les autres États de la péninsule indo-chinois: et s'assurer presque sans dépense d'hommes ni d'argent, la possession d'un grand empire colonial en Extrême-Orient.
Malheureusement, il se produisit alors ce qui trop souvent encore se produit aux colonies : l'élément civil et l'élément militaire ne s'entendirent pas. Des dissentiments éclatèrent entre Constance et le maréchal de camp Desforges. Les mandarins siamois, qui n'attendaient qu'une occasion pour renverser le favori, en profitèrent. Une conspiration éclata contre le roi et son ministre. Constance appela la garnison française au secours, mais Desforges, sacrifiant l'intérêt de la France à sa rancune particulière, refusa de marcher. Il abandonna Constance à la vengeance des mandarins qui le firent décapiter, et il se rembarqua pour la France avec ses soldats.
C'en était fait pour toujours de l'influence française au Siam.

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Depuis lors, le Siam et la France démentirent quelquefois la prophétie du bon ambassadeur qui prétendait que leur alliance durerait autant que le soleils et la lune : ils ne furent pas toujours très bons amis.
Il y eut entre eux la question du Mékong, une question très irritante qui renaissait sans cesse et que les traités eux-mêmes n'arrivaient pas à résoudre.
C'était, il faut bien le dire, de la faute des Siamois qui ne se montraient pas toujours assez respectueux des signatures de leurs diplomates et de leurs souverains ; et qui, alors que ceux-ci reconnaissaient à la France et à ses nationaux du Cambodge des droits imprescriptibles sur la rive gauche du Mékong, prétendaient cependant s'y installer en maîtres. A plusieurs reprises, il fallut envoyer des troupes du Cambodge et de l'Annam contre ces envahisseurs : Il fallut même, en 1893. faire une démonstration navale devant Bangkok, et l'on a rappelé dernièrement que l'un des deux vaisseaux qui franchirent alors les passes de Paknam sous le canon des Siamois était commandé par le futur amiral Dartige du Fournet.
Ces mesures offensives eurent pour effet de refroidir l'ardeur des Siamois. Des traités intervinrent dont les termes ne furent peut-être pas toujours exactement respectés. Mais le roi Chulalongkorn mit toute son énergie à contenir les excès de ses sujets. En 1907, il donnait enfin une solution satisfaisante pour nos intérêts à la question du Mékong, en rendant spontanément à nos protégés du Cambodge deux provinces cambodgiennes que le Siam détenait encore indûment.
Et, depuis lors, aucun nuage n'est venu obscurcir les relation entre la France et le Siam.
Il faut en louer la mémoire du bon roi Chulalongkorn. Mais il faut aussi en savoir gré à son successeur, le souverain actuellement régnant, Maha-Vajiravadh.
Le Siam a beau s'être modernisé, les traditions y survivent ; et le roi est toujours une sorte de dieu que le peuple vénère comme tel. Or, le roi Maha-Vajiravadh « frère de la lune, arbitre souverain du flux et du reflux, demi-frère du soleil, maître divin des trônes d'or et de l'Éléphant Blanc », vient de se déclarer l'allié des Alliés et tout son peuple est avec lui.
Dans son message au président de la République, il déclare qu' « en entrant dans la lutte contre l'esprit de domination, il est très heureux de voir que les relations d'amitié déjà existantes entre la France et le Siam deviendront par ce fait de plus en plus étroites... »
C'est la vieille alliance prédite par l'ambassadeur du XVIIe siècle qui remit. Tâchons donc d'en profiter, la guerre finie et de prendre au Siam la place qu'y convoitaient les Boches, et qu'ils ont perdu à jamais.

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 19 août 1917