Le général Currie


Commandant en chef des forces canadiennes

Alors que les contingents canadiens viennent encore de se distinguer glorieusement dans les diverses actions autour de Lens, il nous paraît opportun de donner à nos lecteurs le portrait du chef suprême de ces troupes admirables.
Le général sir Arthur Currie est ce qu'on appelle en Angleterre un « self-made man », un vrai fils de ses oeuvres. Avec tant d'autres généraux de l'armée anglaise, il a renouvelé, si l'on peut dire, la tradition des généraux de la première république, qui exerçaient la veille des professions civiles, et s'improvisant soldats à l'appel du pays, gravirent d'un bond tous les échelons de la hiérarchie militaire, et témoignèrent, du jour au lendemain, du plus réel génie militaire, en battant les vieux généraux des armées ennemies.
il y a trois ans à peine, M. Arthur Currie n'était qu'un petit agent de propriétés rurales à Victoria, petite ville perdue au fond de la Colombie britannique, qui est elle-même située au fond du Canada, à 8.000 kilomètres de l'Atlantique.
Avant d'acheter et de vendre des fermes et des terrains,. M Currie avait été instituteur et agent d'assurances.
Lorsque, au début des hostilités, il annonça de sa voix calme à tous ses amis qu'il allait s'enrager et consacrer désormais toute son activité à l'étude des choses de la guerre, on le crut à peine.
Degré par degré, M. Currie fit sa propre instruction militaire en même temps que celle de ses hommes. Parti au front, il y conquit rapidement le grade de général de la première division canadienne, en septembre 1915 ; depuis, il a brillamment combattu avec elle devant Ypres et à Vimy.
Aujourd'hui, la réputation militaire de Currie est faite. Son talent est, paraît-il, d'avoir su établir entre les quatre armes une coordination parfaite. C'est là le secret de ses succès, que le gouvernement anglais vient dé reconnaître en l'élevant au poste de généralissime de l'armée canadienne. La guerre actuelle a vu bien des révélations, mais aucune n'est plus caractéristique que celle-ci.

VARIÉTÉ

Le prix des journaux

A propos d'un décret. - Ce que la presse consomme de papier. - Le journal à travers les siècles. - Le « Petit Journal » et la presse à un sou. - De l'influence des guerres sur le prix des journaux.

Nous étions accoutumés, jusqu'à présent, à voir les arrêtés ministériels ordonner des restrictions : restrictions des menus, de la viande, de la pâtisserie, etc.
En voilà un qui prescrit une augmentation. Il est vrai qu'en l'espèce il s'agit d'une argumentation de prix, laquelle doit amener une diminution dans la consommation.
N'empêche qu'il fallait vivre en France au XXe siècle pour voir cette chose invraisemblable : l'État surtaxant de sa propre autorité un produit de l'industrie privée.
Certes, l'État, en certaines périodes de trouble économique, a le droit, et même le devoir, de veiller sur le cours des marchandises les plus nécessaires à la vie des citoyens, et particulièrement des produit alimentaires. Mais ce n'est généralement pas pour en décréter l'augmentation ; c'est, au contraire, pour mener à un taux normal les prix que l'accaparement, la spéculation, ou simplement l'insuffisance de la production avaient fait augmenter immodérément.
A toutes les époques, l'État a usé de ce droit de taxation ; il a fait des « lois de maximum », c'est-à-dire des lois fixant le prix maximum des objets, afin d'empêcher les mercantis de spéculer sur les malheurs des temps. Mais c'est bien la première fois qu'on l'entend dire a une catégorie d'industriels :
- Votre produit n'est pas assez cher : il faut le vendre le double.
Et c'est aux dépens de la presse, cet État dans l'État que s'accomplit cette petite expérience d'arbitraire étatiste.

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J'ai connu naguère un vieil ami des arbres qui n'aimait pas la presse, et qui répétait volontiers qu'elle serait un jour victime de sa propre voracité.
Cet homme ne pensait pas à la guerre, il pensait au déboisement. Il prévoyait le jour prédit par Alfred de Musset, le triste jour où.

Le monde sera propre et net comme une écuelle,
Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,
Comme un grand potiron roulera dans les cieux.
Et il disait que ce serait la faute de la presse.

Il est certain que l'industrie du papier est la cause principale de la déforestation qui, depuis tantôt un demi-siècle, sévit sur le monde civilisé.
Il y a en Europe environ 30.000 journaux, dont quelques-uns s'impriment à plusieurs millions.
Ce sont de véritables forêts qu'il faut abattre pour fabriquer la pâte à papier nécessaire à la confection de ces feuilles innombrables. Et encore ne comptons-nous pas les deux ou trois cents volumes qui s'impriment chaque jour, ni les papiers d'emballage, les cartons, prospectus, papiers à écrire, etc.
Quelques années avant la guerre, M. Camille Flammarion affirmait, d'après les statistiques, que ces 30.000 journaux, tirant à 10 milliards 800 millions d'exemplaires, consommaient journellement mille tonnes environ de pâte de bois, exactement 350.000 tonnes chaque année.
C'est donc 350 millions de mètres cubes que, pour l'Europe, doit fournir chaque année à la presse la coupe des bois. La France en donnait 6 millions et demi, l'Angleterre 9 millions. La Russie, la Norvège, le Canada, les États-Unis fournissaient le reste.
Mais les États-Unis consomment à eux seuls près de trois fois autant que toute l'Europe.
Cette industrie papetière, loin de borner ses exigences n'a cessé en ces dernières années de les développer. Quant à la rapidité avec laquelle elle dévore la matière première, jugez-en par le récit de l'expérience suivante qui fut faite en Allemagne il y a six ans.
Il s'agissait de savoir en combien de temps certaine grande usine, pourvue de tous les outils modernes, peut transformer un arbre en papier imprimé. En présence d'un notaire qui rédigea le procès-verbal, on apporta trois arbres. Il était sept heures trente quand une première machine les prit et les scia en planches ; une autre les mit en poudre, une troisième en pâte ; a neuf heures trente-quatre ils sortaient des cylindres à l'état de feuille de papier. Cela rappelle un peu les machines célèbres qui, recevant un porc, rendent un saucisson ou transforment un lapin en tube à huit reflets. La papeterie en question n'ayant point d'imprimerie, on porta le papier aux presses les plus voisines, c'est-à-dire à deux kilomètres ; à dix heures précises, le journal était fait. Il n'avait donc fallu que deux heures trente minutes pour opérer le miracle, et ce temps, dans de meilleures conditions, eût été abrégé.
La presse est donc une grande mangeuse d'arbres ; mais il importe à la bonne marche de la civilisation qu'on ne la prive pas de sa nourriture. L'homme d'aujourd'hui ne vit pas que de pain ; il a besoin de sa nourriture intellectuelle autant que de la nourriture de son corps.
Et c'est en temps de guerre plus qu'en tout autre temps qu'il serait imprudent de l'en priver.

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Cette industrie du papier de pâte de bois est une industrie toute moderne. Elle est née du développement de l'imprimerie entraîné par la création du journal à bon marché. Autrefois, on n'utilisait que le chiffon dans la fabrication du papier ; plus tard, quand le chiffon ne suffit plus, on employa les végétaux riches en cellulose : la paille de blé, de seigle, d'avoine, de colza, de riz, de maïs, les fanes de pommes de terre, de pois, de haricots, l'alfa, les ajoncs, les houblons, l'aloès, le chanvre, le lin, les fougères, bien d'autres matières encore. Mais tout cela bientôt fut également insuffisant. On recourut alors à la pâte de bois. C'est en Norvège, vers 1855, qu'on commença à l'utiliser. Et cette novation économique coïncide presque avec l'apparition du journal à un sou.
Le développement de la presse à bon marché ne date, en effet, que d'un plus d'un demi-siècle.
Mais l'industrie même du journal imprimé ne remonte pas en Europe, à plus de trois cents ans.
Je dis en Europe, car il paraît qu'en Chine elle remonterait à plus de dix siècles. En 1908, on a célébré le millième anniversaire de la Gazette de Pékin, doyen des journaux du monde entier. Ce fut, pendant longtemps, le seul périodique autorisé dans l'Empire du Milieu. Il paraissait autrefois sous forme rudimentaire, à de longs intervalles, imprimé sur une planchette de poirier gravé. C'est aujourd'hui une gazette moderne, composée en caractères mobiles, et qui publie trois éditions par jour.
Strasbourg fut la première ville d'Europe qui posséda un journal. C'est en l'année 1609 que le libraire Johann Carolus y créa une feuille périodique dont il subsiste, paraît-il, une année prescrire comète.
Le Journal de Francfort, fondé en 1615, est le second en date.
Berlin eut un journal en 1617, Nuremberg en 1620.
Le premier journal anglais date de 1622; le premier journal italien de 1630 ; le premier journal français de 1631 seulement.
C'était la fameuse Gazette de France, de Théophraste Renaudot. Elle était hebdomadaire. C'était le journal, sinon officiel, du moins officieux, du gouvernement de Richelieu. Elle était d'un assez bon revenu, car Renaudot déclara un jour au cardinal Fleury que, pendant vingt ans, la Gazette lui avait valu douze mille livres de rente toutes les années.
La Gazette est notre premier journal politique et d'informations. Le Journal des Savants, créé en 1655, est notre première feuille scientifique et littéraire.
En 1672, Donneau de Visé crée le Mercure Galant ; en 1730, Desfontaines et l'abbé Granet lancent le Nouvelliste du Parnasse.
Mais à côté de ces feuilles imprimées, circulaient une foule de petites gazettes clandestines manuscrites qui contenaient les « nouvelles à la main » que se passaient les uns aux autres les nouvellistes réunis dans les jardins publics. Certains bureaux de gens d'esprit passaient au crible ces nouvelles qui étaient ensuite copiées et expédiées aux abonnés.
Les abonnements coûtaient de 6 a 12 livres par mois, ce qui ferait, en monnaie actuelle, de 250 à 500 francs par an. Avouez que voilà des journaux qui n'étaient pas bon marché.
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les feuilles - du moins les feuilles autorisées - sont peu nombreuses. Cependant, Paris a déjà un journal quotidien. Le 1er janvier 1777, le Journal de Paris annonce qu'il paraîtra tous les matins. Il est vrai de dire que Paris n'innove pas en la matière. Depuis 1702, Londres a le Daily courant qui paraît tous les jours.
Le fondateur du Journal de Paris, quotidien, est un ancien clerc de notaire nommé de La Place. Il a installé ses bureaux de rédaction « rue du Four-Saint-Honoré. la troisième porte cochère au dessus de la rue des Deux-Ecus, en face l'Hôtel de Soissons ». L'abonnement, pour l'année est de 24 livres pour Paris et de 31 livres 4 sols pour la province.
Jusqu'à la Révolution, le Journal de Paris est le seul quotidien français ; mais, avec la liberté de la presse, les quotidiens pullulent.
Au 18 Brumaire, il y a encore à Paris soixante-dix-neuf journaux quotidiens. Mais Bonaparte n'a qu'un médiocre respect pour l'indépendance des folliculaires. En janvier 1800, un décret supprime la plus grande partie des journaux et n'en laisse subsister que treize. Le plus important de ces journaux est le Journal des Débats.
Le premier journal du front est de cette époque. Pendant la campagne d'Italie, Bonaparte créa un Bulletin de l'Armée de réserve qu'on peut considérer comme l'ancêtre de nos feuilles des tranchées.
Passons sur la Restauration qui fut plus hostile encore que l'empire à la liberté d'opinion. C'est sous Louis-Philippe que naît - peut-on dire - le journalisme moderne, avec la Presse, d'Emile de Girardin.
La Presse est le premier journal à bon marché - relatif. - L'abonnement des journaux quotidiens coûte alors quatre-vingts francs : Girardin abaisse le prix du sien à quarante francs. A ce prix-là, le journal ne fait pas ses frais, mais Girardin consacre une partie de ses colonnes à la publicité commerciale. C'est une innovation. Les annonces affluent. La Presse fait de bonnes affaires : près de neuf mille francs de publicité dans son premier semestre. C'est un chiffre pour l'époque - et pour un début.
Cependant, plus d'un quart de siècle s'écoulera encore avant que naisse le vrai journal populaire, le journal à un sou. Comment, d'ailleurs, pouvait-on songer à créer une feuille dont les gros tirages seuls devaient assurer le succès ou simplement l'existence, en un temps où la presse gémissait sous le régime le plus sévère et le plus étroit.
La presse alors ne jouissait d'aucune liberté. Le gouvernement ne souffrait d'elle aucune critique ; une censure jalouse la surveillait de près. On exigeait des journaux de lourds cautionnements. A la plus petite allusion politique, les amendes pleuvaient ; si le journal récidivait, c'était la suspension sine die, l'interdiction.

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Il était défendu de colporter les journaux et de les vendre sur la voie publique ; les chemins de fer ne pouvaient en assurer le transport en colis. Pour lire un journal, il fallait être abonné ; et nous ayons vu plus haut à quel prix élevé était l'abonnement aux feuilles quotidiennes.
De ce fait, la masse du peuple, les ouvriers, les employés, les petits bourgeois étaient condamnés à ne point lire de journaux. Les gens aisés eux-mêmes y regardaient à deux fois avant de s'abonner. On allait lire la gazette au cabinet de lecture, ou l'on s'entendait entre voisins pour s'abonner à l'une des feuilles : la Presse, le Constitutionnel, le National, qui se vendaient trois ou quatre sous le numéro.
Dans ces conditions, il semblait chimérique de faire réussir un journal à bon marché, un journal destiné au peuple. Un homme, cependant, y parvint. C'était un habile financier nommé Polydore Millaud. Il avait déjà créé quelques feuilles qui n'avaient pu résister aux difficultés que le gouvernement et l'administration multipliaient contre les journaux. Il en fonda une nouvelle qui s'appelait le Petit Journal. Et celle-ci était de bonne constitution, car elle résista.
Le véritable journal populaire était né.
Polydore Millaud avait commencé la grande réforme du journalisme moderne en créant le journal à un sou ; quelques années plus tard, Marinoni devait l'achever en inventant la machine rotative, grâce à laquelle furent atteints bientôt les grands tirages, les tirages formidables de plus d'un million d'exemplaires.
Ainsi, c'est au Petit Journal que s'accomplit entièrement ce progrès qui devait marquer une véritable révolution, non pas seulement dans le journalisme, mais encore dans les moeurs.

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Nous avons dit au début de cet article que l'Europe compte environ 30.000 journaux. Les États-Unis, à eux seuls, en ont presque autant.
Le total de la circulation des journaux, dans ce pays, est de 10 milliards 325 millions de numéros par an. Le sou de l'acheteur représente annuellement un mouvement de 2 milliards 480 millions de francs.
Le World, de New-York, en vingt-cinq ans, a fait 400 millions de bénéfices. Ses machines impriment 250.000 numéros de huit pages en une heure.
Le New-York Herald a un palais de vingt-six étages. Sa valeur se chiffre en millions. Or, le terrain sur lequel il fut édifié a été acheté par le père de Gordon Bennett pour 1 dollar.
Mais l'industrie du journal n'est pas moins florissante en certains pays de l'Amérique du Sud.
L'un des journaux les plus prospères du monde est peut-être aujourd'hui la Prensa de Buenos-Aires, qui, pour trois sous, donne 18, 20 et 30 pages de lecture. L'immeuble de la Prensa a coûté 30 millions.
Un des grands salons qu'il contient, salon réservé aux fêtes, est la reproduction d'un des salons du palais de Fontainebleau. L'édifice est surmonté d'une sirène qui annonce au peuple les nouvelles sensationnelles. La Prensa donne dans ses bureaux des consultations gratuites, médicales, juridiques, agricoles, etc.
Combien nos pauvres journaux à deux pages feraient triste figure à côté de ces feuilles énormes qui donnent chaque jour la matière d'un volume à leurs lecteurs !

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En terminant, et puisque la guerre a déterminé l'ukase gouvernemental relatif à l'augmentation du prix des journaux, il nous parait intéressant de signaler que ce n'est pas la première fois que l'état de guerre produit pareil effet.
L'histoire de notre grand confrère anglais le Times nous en donne la preuve.
En 1785, le Times coûtait trente centimes le numéro. Neuf ans après, en 1794, il montait à quarante-cinq centimes. En 1799, le prix du numéro s'élevait à soixante centimes. Les campagnes de la Révolution causèrent cette hausse. Mais ce n'était pas fini : en 1809, soixante-cinq centimes : en 1815, soixante-dix : effet des guerres de l'Empire. Quinze jours après, Waterloo, le journal redescendait à 50 centimes.
Depuis lors, son prix avait constamment baissé. En 1855, il était à quarante centimes ; en 1861, à trente centimes ; en 1913, à vingt centimes. Enfin, en 1914, au mois de mars, le Times se mettait à dix centimes.
Or, au mois de novembre 1916, il annonçait qu'en raison d'un surcroît de dépenses d'environ 70.000 livres sterling par an, soit un million sept-cent-cinquante mille francs, causé par la guerre, il se voyait forcé d'augmenter son prix de vente et de porter le prix de son numéro à un penny et demi, c'est-à-dire trois sous.
Donc, l'état de guerre a influé de la même me façon sur les prix du grand journal anglais au début du XIXe siècle et au début du XXe. Mais du moins, aujourd'hui, son prix n'est-il pas doublé et son format n'est-il pas réduit.
Les lecteurs des journaux français sont moins bien partagés.
Ernest Laut

 

Le Petit Journal illustré du 2 septembre 1917