Le général Bliss


Le général Bliss est le nouveau généralissime des armées américaines. Il vient d'être nommé chef d'état-major général, en remplacement du général Scott, atteint par la limite d'âge.
Né le 31 décembre 1853, dans l'État de Pensylvanie, le général Bliss n'a pas encore 54 ans .
Le nouveau généralissime, qui passa par l'école d'artillerie et, l'école supérieure de guerre, est un chef énergique et un administrateur de premier ordre, qui témoigna au cour de sa carrière, d'exceptionnelles qualités.

VARIÉTÉ

Les La Tour de Saint-Quentin et les pillages allemands

Une collection unique au monde. - Maurice Quentin de la Tour. -Les merveilles des musées du Nord. - Comment les Boches se défendent de piller.

C'était une des plus merveilleuses collections d'art du monde. Les musées réunissant l'ensemble des oeuvres d'un grand artiste sont rares. Celui-là était l'un des plus fameux, et par la richesse de la collection même et par la grande place que tient le peintre dans l'histoire de l'art français.
Maurice Quentin de La Tour est, en effet, le premier portraitiste du XVIIIe siècle, celui qui saisit le mieux l'esprit de son temps, et qui, dans chacun de ses portraits, fixa si l'on peut dire, la physionomie de toute une époque.
La carrière de ce merveilleux portraitiste, qui fut le vrai peintre psychologue du siècle galant, a plus d'un point de ressemblance avec celle de Watteau, l'artiste génial, le créateur de la formule d'art qui caractérise si bien cette époque de toutes les élégances.
Tous deux sortent d'humbles familles. Watteau est le rejeton d'un simple artisan de Valenciennes ; La Tour est le fils d'un chantre de la collégiale de Saint- Quentin. Chez l'un comme chez l'autre, la vocation s'impose, tyrannique, dès le jeune âge. Watteau court les rues et les places de sa ville, dessinant, aux jours de fête, les saltimbanques et les marchands d'orviétan ; La Tour, écolier, couvre ses cahiers de croquis lestement troussés. Tous deux rencontrent, de la part de leur famille, la même opposition lorsqu'ils veulent se livrer à la carrière des arts ; tous deux s'insurgent contre la volonté paternelle et s' enfuient, encore enfants, à Paris, pour y faire leur apprentissage.
Mais ici, leur destin diffère. Watteau est obligé, pour vivre, de faire obscurément des besognes de manoeuvre. La Tour, au contraire, a eu la chance de rencontrer un maître généreux qui, reconnaissant en lui de surprenantes dispositions, lui ouvre son atelier et lui enseigne gratuitement la technique de son art.
Le jeune artiste, d'ailleurs, ne s'éternise pas dans la dépendance d'autrui.
Dès qu'il possède la pratique indispensable, il part, s'en va à Londres et fait sur les Anglais l'essai heureux de son génie naissant. Il a du succès : la haute société
londonienne se dispute l'honneur d'être protraicturée par lui... Mais il n'est bonne gloire que de Paris. La Tour, pris de spleen, abandonne Londres en plein triomphe et s'en revient en France.
Seulement, notre homme est Picard et ce n'est pas en vain que, suivant les Normands eux-mènes, le Picard est le plus finaud des Français de France. Le « snobisme », chez nous, est de tous les temps.
Le mot n'a pas encore été importé, mais la chose existe déjà. II est de bon ton d'admirer sans examen tout ce qui vient de l'étranger. La Tour ne l'ignore pas et pour assurer sa réussite il laisse croire qu'il est Anglais. La supercherie a tout le succès qu'il espérait. On s'intéresse à lui, on suit ses travaux avec passion ; la clientèle riche afflue à son atelier. Puis viennent les triomphes officiels. Au Salon de 1739, son portrait du Père Fiacre recueille tous les suffrages. Bientôt l'Académie lui ouvre ses portes.
Il devient dès lors le portraitiste du « bon ton ». Les plus jolies « caillettes » de la cour et de la ville implorent la grâce de poser devant lui ; les beaux seigneurs se traînent à ses pieds ; les fermiers généraux, les « Mondors », les traitants les plus opulents font antichambre à son atelier. Le fils du petit chantre de Saint-Quentin traite tout ce monde d'élégants fantoches avec une désinvolture presque insolente. Et pourtant son succès grandit de plus en plus.
Le malin Picard n'a pas étudié que la figure de ses modèles. Il a surpris aussi les secrets de leur coeur. Il sait que, pour réussir, point ne faut être humble, avec les grands... « Ils croient que je ne saisis que les traits de leur visage, dit-il, mais je descends au fond d'eux-mêmes à leur insu, et, je les remporte tout entiers. »
Quelle belle vengeance pour toute la corporation artistes, jusqu'alors tant décriés, que la tyrannie de ce peintre qui s'exerce sur les puissants du jour, et que rien ne désarme, ni l'or, ni la noblesse, ni la beauté.

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La Tour ne peignit pas un seul tableau à l'huile. Il reprit les crayons des pastellistes du seizième siècle, les multiplia, et créa un art d'élégance, de charme et de délicatesse, dans lequel nul artiste jusqu'ici n'a pu approcher de la perfection qu'il atteignit. Les douze La Tour du Louvre, tous admirables, et parmi lesquels se trouve le célèbre portrait de Mme de Pompadour : les quatre-vingts merveilles du musée de Saint-Quentin ; quelques portraits disséminés dans des musées de province, sont tout ce qui nous restait de l'oeuvre considérable de l'artiste.
Encore fallait-il se féliciter d'avoir pu conserver en France tous ces chefs-d'oeuvre, grâce aux dispositions prises par La Tour lui-même avant sa mort.
L'artiste. en mourant le 17 février 1788, avait légué son atelier à sa ville natale en chargeant son frère de vendre les oeuvres qui s'y trouvaient au profit de ses compatriotes.
La Révolution passée, le calme revenu avec l'empire, on voulut tenter de tirer quelque argent du legs du grand portraitiste. Une vente fut annoncée. Mais, hélas ! c'était le temps où David régnait sans conteste sur le goût français, le temps où l'art était étroitement emprisonné dans l'antiquité classique. Un mépris stupide s'attachait aux oeuvres du siècle charmant qui venait de finir. L'embarquement pour Cythère, le chef-d'oeuvre du génial Watteau, relégué dans un atelier de l'école des Beaux-Arts, servait alors de cible aux boulettes des jeunes sculpteurs ; le Gilles avait échoué au marché à la ferraille. Qu'allait-il advenir des pastels de La Tour ?...
Le premier qui fut mis aux enchères ne monta pas jusqu'à cent sous... On arrêta la vente. Et c'est ainsi que la ville de Saint-Quentin conserva dans son intégrité la collection de chefs-d'oeuvre que lui avait léguée le grand artiste.

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Les Allemands ont malheureusement pu mettre la main sur tout cela.
En ce qui concerne les musées appartenant à État, l'administration des Beaux-Arts avait pris des précautions ; et l'on sait qu'aujourd'hui, plus de trois ans après la Marne, une foule de chefs-d'oeuvre du Louvre sont encore à Toulouse, enfouis dans des caisses. Cela n'est-il pas un peu humiliant pour nous ? Ne croirait-on pas que nos administrations craignent un retour offensif de l'ennemi sur paris ?
Mais si l'on fit le nécessaire, au début de la guerre, pour préserver les musées parisiens du pillage, on semble s'être totalement désintéressé en haut lieu des musées de nos villes du Nord.
Or, plusieurs musées de ces villes comptent parmi les plus beaux et les plus riches de France. Celui de Lille est le premier musée de France après le Louvre, ceux de Valenciennes et de Douai possèdent des collections d'une richesse incomparable. Ces trois musées regorgent de merveilles de l'école flamande. On y trouve les plus beaux Rubens et les plus beaux Van Dyck qui soient au monde. Lille possède un joyau de premier ordre, la célèbre tête de cire de la Renaissance qu'on a souvent attribuée au divin peintre de la Joconde. Valenciennes a le plus extraordinaire tryptique que Rubens ait peint - et peint entièrement de sa main - le martyre de Saint-Etienne, que le grand artiste peignit à l'abbaye voisine de Saint-Amand. Il a, en outre, des Watteau, des Pater admirables, sans compter toute la collection des modèles de Carpeaux, que celui-ci légua à sa ville natale.
Douai a les oeuvres superbes du fameux primitif flamand Jehan Bellegambe.
Que sont devenues toutes ces merveilles? Ont-elles été mises en lieu sûr ? Nous n'avons sans aucune raison de le croire, car nous savons que dès leur arrivée, les Allemands ont pu librement exercer sur elles leur soif de pillage.
Il existe au musée de Valenciennes une splendide tapisserie du XVe siècle représentant un tournoi, exemplaire unique de l'art de la haute lice qui, à cette époque était très florissant en cette ville. Dans la bordure de cette tapisserie se trouvent les blasons des seigneurs qui prirent part au tournoi qu'elle représente. Or, parmi ces seigneurs figurait, paraît-il, un prince saxon.
Les Boches virent ses armes inscrites dans la marge ; ils en conclurent que la tapisserie devait appartenir à la Saxe. Ce sont de ces conclusions qu'ils prennent volontiers. Et, sans autre enquête, ils roulèrent le chef-d'oeuvre, l'emballèrent et l'expédièrent à Dresde.
Mais la municipalité de Valenciennes réclama, protesta, prouva que la tapisserie était bien à la ville ; et le roi de Saxe finalement donna ordre qu'elle fût renvoyée à son musée.
Tout est bien qui finit bien. Mais cette simple anecdote montre que, dès le début de la guerre, on ne songea pas à mettre en lieu sûr les richesses artistiques des villes menacées par l'invasion, et que toutes ces richesses sont à la discrétion des bandits.
Ils ne se sont d'ailleurs pas gênés pour prendre celles qui leur plaisaient.
Au mois d'août 1915, on pouvait lire ceci dans la Gazette de Francfort :
« Les amateurs éclairés des arts, si nombreux à Francfort, attendent avec impatience l'arrivée du célèbre tableau de Giovanni Battista Piazetta, l'ascension de la Vierge Marie, que nous avons pris à Lille. La Liller Kriegs Zeitung nous annonce, en effet, que cette oeuvre magistrale sera transportée dans l'église métropolitaine de Francfort aussitôt qu'elle aura subi les légères réparations nécessitées par un éclat d'obus. »
En Belgique, ils ont volé à Gand la partie principale du tryptique des frères Van Eyck, pour la joindre aux deux volets de la même oeuvre qu'ils possédaient à Berlin, et qu'ils avaient probablement enlevés dans quelque invasion antérieure. Ils mettent de l'ordre dans le pillage.
Près de Briey, à Hagéville, se trouvait une admirable vierge de l'école lorraine du XVe siècle. Elle est aujourd'hui au musée de Munich. On peut lire sur le socle qu'elle a été donnée audit musée par un capitaine bavarois qui commandait une batterie d'artillerie dans ce pays : c'est un don qui ne lui a pas coûté cher.
A l'église de Saventhem, ils ont pris un célèbre tableau de Van Dyck : Saint Martin faisant deux parts de son manteau, un tableau auquel les habitants du pays tenaient particulièrement, parce que, disait la légende, Van Dyck l'avait offert à l'église du bourg en souvenir d'une jeune femme dont il s'était épris.
Les paysans de Saventhem allèrent à la Kommandantur, à Bruxelles, réclamer leur tableau. On les dispersa au moyen de la force armée, et l'on mit les plus déterminés en prison.
Avec l'autorité boche, c'est le monde renversé. On incarcère, non pas les voleurs, mais ceux qui protestent contre le vol.
Quant à ce qu'ils ont volé d'oeuvres d'art dans les châteaux, dans les collections particulières, c'est incalculable ; et jamais, sans doute, on ne connaîtra toute l'importance de ces pillages. Ils étaient partis de chez eux, en 1914, avec l'intention de prendre au passage tout ce qui leur plairait.
Ils avaient même pris leurs précautions par avance pour n'avoir pas à perdre leur temps ; et bien avant la guerre, le fameux docteur Van Bode, le conservateur des musées de Berlin, était venu chez nous dresser la liste des chefs-d'oeuvre à emporter de nos musées.
Bien mieux, les états-majors allemands avaient, à ce qu'il semble, au début de l'invasion, des experts chargés de désigner les tableaux et oeuvres d'art qui valaient d'être importés. Vous comprenez que, lorsqu'on se donne le mal de piller, il faut au moins piller à bon escient.
Au début de l'occupation allemande à Bruxelles, un antiquaire parisien, qui s'y trouvait pour ses affaires et n'avait pas eu le temps de s'enfuir, rencontra, boulevard Anspach, un de ses confrères de Munich.
- Que diable faites-vous ici ? lui dit-il ; vous n'êtes pourtant plus en âge de faire campagne.
- En effet, répondit l'autre. Mais le général X... (ici le nom d'un grand chef bavarois) m'a prié de le suivre afin, de l'assister de mes conseils.
Ainsi, ce général bavarois avait avec lui son expert ès pillage. Il est probable que le Kronprinz, au château de Baye, avait aussi le sien, et que partout où les Allemands ont volé des objets de valeur, il s'est trouvé quelque antiquaire à lunettes d'or pour diriger le déménagement.
Il n'y a pas à dire : pour un peuple bien ordonné, c'est un peuple bien ordonné. Ils avaient tout prévu et tout organisé avec méthode, aussi bien le vol que l'incendie.

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Mais ce qu'il y a d'admirable, ce sont les raisons qu'ils donnent à leurs pillages. S'ils volent les oeuvres d'art, c'est pour les préserver de la destruction. Ils sont comme Ugolin qui dévorait ses enfants pour leur conserver un père..
Revenons aux La Tour. Ils les emportent chez eux à petites journées. Pour le moment, ils les gardent à Maubeuge, et ils en ont constitué, dans un magasin de la ville, avec d'autres oeuvres d'art volées à Saint-Quentin également, un petit musée, que Hindenburg en personne est venu inaugurer.
Dernièrement, dans la revue allemande Die Woche, le lieutenant boche Hoffmann, amateur d'art dans le civil décrivait ce musée. Il y a là des objets d'art, des tapisseries volés à la basilique de Saint-Quentin, l'admirable basilique qu'ils ont incendiée comme ils ont fait de Reims, il y a des meubles, des bronzes, pris au château de Goulincourt. Et il y a surtout, dans des salons de style XVIIIe siècle, aux claires tentures, les fameux pastels de La Tour.
« En traversant rapidement les salles, écrit l'auteur de l'article, je puis me convaincre que ces pastels sont tous là au complet et en bon état. Quand on sait comment l'ennemi, dans Saint-Quentin, a bombardé les monuments publics et le musée Lécuyer, quand on a vu de ses yeux comment la fatalité de la guerre s'est abattue sur cette ville ravissante, c'est presque un prodige de retrouver là intactes les fleurs les plus délicates d'un art raffiné, etc.,etc. »
Passons les adjectifs du lieutenant Hoffmann ; ne cueillons que cette phrase où se peint son enthousiasme : « Le nombre des La Tour dépasse quatre-vingts et cependant on n'éprouve aucune fatigue à les contempler...
« De grandes richesses, conclut le lieutenant Hoffmann, : des oeuvres d'art sans prix ont été mises ici à l'abri des ravages de la guerre. L'esprit allemand et la force réalisatrice allemande ont su travailler a la sauvegarde du patrimoine intellectuel commun à toutes les nations. Enfermés dans plusieurs milliers de caisses, les trésors sauvés ont été déposés dans les magasins de la forteresse française aménagés tout exprès. Et en même temps, dans ce petit musée, on a créé pour notre armée un lieu consacré aux plus nobles délassements. »
Je vous dis qu'ils n'ont en toutes choses que les pensées les plus délicates. Ils pillent par amour de l'art, et pour donner à leurs soldats les plus nobles délassements.
En attendant, les La Tour sont sur la route d'Allemagne. Quand nos troupes et celles de nos alliés auront repris Saint-Quentin et que la ville n'aura plus rien à risquer des hasards, de la guerre, croyez-vous que les Boches y renverront les merveilles du musée Lécuyer et les chefs-d'oeuvre qu'ils ont pris à la cathédrale ? N'y comptez pas. A ce moment, les pastels du grand portraitiste saint-quentinois feront un pas de plus vers le Rhin. Peut-être même le franchiront-ils tout à fait. Il faudra bien, n'est-il pas vrai, les mettre en sûreté complètement.
L'hypocrisie de ces gens-là égale leur naïveté. S'imaginent-ils vraiment qu'ils ne devront pas rendre gorge ? Ouatre-vingts chefs-d'oeuvre ne se volent pas aussi facilement que quelques pianos et quelques pendules.
Mais cette hypocrisie est odieuse. Voyez-yous la sollicitude pour les œuvres d'art de tous ces destructeurs qui ont brûlé Reims et Arras, ces merveilles. Les Boches d'autrefois étaient tout aussi voleurs que ceux d'aujourd'hui mais ils avaient, au moins la brutale franchise d'avouer leurs pillages.
Blücher, le vieux reître, lui, n'en faisait pas mystère. Un jour qu'on lui montrait Londres du haut de la cathédrale de Saint-Paul, il eut ce cri irrésistible :
- Quel butin !
Un autre jour, le chevalier de Cussy, attaché à la légation de France à Berlin, visitait l'hôtel du vieux maréchal. Un officier d'ordonnance de Blücher l'accompagnait.
Avisant tout à coup un admirable portrait de la princesse Pauline Borghèse, il demanda à l'officier où le maréchal s'était procuré ce chef-d'oeuvre. Tout à coup, derrière lui, une voix tonitruante cria en allemand : « Monsieur le Français, je vais vous répondre. Ce portrait vient de votre pays. Je n'ai eu que la peine de le prendre ; je l'ai volé à la Malmaison. » Le vieux soudard, car c'était lui, avouait cyniquement ses rapines. Toute sa maison en était pleine. A cent ans d'intervalle, ses successeurs gardent la tradition.
Mais il n'avouent plus.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 14 octobre 1917