Contrastes

LE BOCHE EN 1914-LE BOCHE EN 1917

VARIÉTÉ

Les allumettes

La Régie augmente ses prix. - Histoire de l'allumette chimique. - Sauria. - Comment on récompense les inventeurs.
Phosphore blanc et phosphore rouge. - Pourquoi l'Anglais use moins d'allumettes que le Français.

Un industriel, un commerçant qui, par suite des circonstances économiques, est amené à augmenter le prix de ses produits, ne le fait pas, généralement, sans aviser auparavant sa clientèle. S'il agissait autrement, il soulèverait de la part de ses clients les plus légitimes protestations et risquerait de perdre un plupart d'entre eux..
Mais les industries l'Etat ne s'embarrassent pas de pareilles délicatesses. Les industries d'État sont des monopoles : elles n'ont point de clients, elles ont des contribuables. Quelle que soit la qualité de leur marchandises, que qu'en soit le prix, le consommateur est bien obligé de l'acheter et de se contenter. S'il n'est pas satisfait, tant pis pour lui !... L'administration est bien tranquille. Comme ce ne sont que des objets de première nécessité qu'elle a monopolisés à son profit, et comme elle a de ce fait, supprimé toute concurrence, elle peut vendre ce qu'elle veut, au prix qu'elle veut ; le consommateur sera bien forcé d'en passer par toutes ses exigences. Pourquoi prendrait-elle des gants avec lui ? Pourquoi aurait-elle des scrupules ?... Pourquoi ferait-elle montre de la moindre probité commerciale ?...
La Régie des allumettes vient de nous donner un nouveau témoignage de ce sans gêne étatiste. Du jour au lendemain, sans tambour ni trompette, elle a augmente ses produits en moyenne de cinquante pour cent . Il s'agissait, en se gardant de prévenir le public, de l'empêcher de s'approvisionner. Ce fut un beau coup de Jarnac. l,'administration n'est lente et tatillonne que lorsqu'il s'agit de servir le public : quand il s'agit de desservir, elle est pleine d'initative et de décision.

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Vous plaît-i1, à propos de ce petit tour de passe-passe étatiste, que nous fassions l'histoire de l'allumette chimique ?
Cette histoire vous apportera une preuve nouvelle des merveilleuses dispositions que les Boches eurent de tout temps pour s'approprier les inventions d'autrui.
Vous êtes-vous parfois demandé, en frottant un de ces petits bouts de bois soufrés et phosphorés, à qui vous deviez cette invention si utile, dont la Régie, hélas ! a fait pour nous une sorte d'instrument de torture ?
Non, sans doute. Eh bien, apprenez que c'est à un Français. Combien de ces invention pratiques sont nées chez nous et dont l'auteur est resté ignoré, tandis que l'étranger s'en emparait et en tirait gloire et profit !
Au temps jadis, pour se procurer du feu, il fallait battre le briquet. Plus tard, on imagina de tremper des bouts de bois dans du souffre fondu. Mais, pour allumer ces bouts de bois, il fallait toujours avoir à sa portée un corps en ignition.
Ces allumettes primitives demeurèrent en usage dans certaines contrées septentrionales, même après que l'État se fût assuré le monopole. Ces contrées étaient celles où l'on cultivait le chanvre : on se servait des tiges desséchées de cette plante textile pour fabriquer ces allumettes qu'on désignait dans le patois régional par le terme de « bluottes ».
De 1809 datent les premières allumettes dont la propriété est de s'allumer sans être mises au contact du feu. L'auteur de l'invention était un étudiant en pharmacie nommé Chancel. Il en trouva le principe en assistant au cours de chimie du célèbre Thénard.
L'expérience que faisait ce jour-là Thénard portait sur le chlorate de potasse que Berthollet avait découvert en 1786. Sur un mélange de soufre et de chlorate de potasse, le professeur versait quelques gouttes d'acide sulfurique, et, tout aussitôt, le mélange s'enflammait.
Chancel imagina de tirer un emploi pratique de l'expérience. Ayant trempé des bouts de bois dans un mélange de soufre de de chlorate de potasse et de lycopode, il les frottait avec un petit pinceau d'amiante imbibé d'acide sulfurique concentré ; et le bois s'enflammait.
C'était assez compliqué, comme vous voyez, et cela tenait encore plus du briquet que de l'allumette. Cependant, l'invention eut, du succès. Le brevet de Chancel fut acheté par un industriel nommé Fumade, qui l'exploita sous son nom ; et, pendant un quart de siècle tout le monde se servit du « briquet Fumade », qui, en dépit de sa complexité, marquait tout de même un sérieux progrès sur l'usage de la pierre à fusil.
Mais la première allumette chimique, l'allumette à peu près telle que nous l'a conservée notre routinière administration de la Régie, date de 1831.
A cette époque le jeune Charles Sauria, fils du général Sauria, qui fut chef d'état-major de l'armée du Rhin, en 1793, faisait ses études au collège de l'Arc, à Dôle. De même qu'une expérience de Thénard avait ouvert la voie à l'invention de Chancel, de même une expérience du professeur de chimie du collège de Dôle détermina l'invention de Sauria.
Ce professeur montrait ce jour-là à ses élèves ce qu'est un mélange détonant. Au fond d'un mortier, il avait amalgamé du soufre et du chlorate de potasse, et, frappant le mélange avec un pilon, il obtenait, sans flamme, une forte détonation.
Le jeune Sauria, qui suivait l'expérience avec un vif intérêt, se dit que, si on pouvait combiner avec ce mélange une matière inflammable, on obtiendrait l'allumette s'enflammant d'elle-même. Qu'elle autre substance pouvait mieux que le phosphore remplir le but cherché ?
Mais la vente du phosphore état interdite ailleurs que chez les pharmaciens : il fallait, pour en obtenir, une ordonnance de médecin. Le collégien parvint cependant à s'en procurer. Ayant enduit de ce phosphore la muraille de sa chambre, il frotta sur cet endroit phosphoré des bouts de bois qu'il avait trempés préalablement dans un mélange de soufre et de chlorate de potasse.
Et les bouts de bois s'enflammèrent.
il ne restait plus qu'à amalgamer directement le phosphore avec le mélange détonant ; et l'allumette chimique était trouvée.
Or, c'est ici que la contrefaçon boche entre en scène.
Sauria, transporté d'enthousiame, était allé montrer son invention au professeur de chimie dont l'expérience en avait été le point de départ. Le maître félicita chaleureusement l'élève. Mais ni l'un ni l'autre ne songèrent un seul instant au profit que l'on pourrait tirer de la découverte. Nos savants français sont ainsi faits. Quand ils ont réussi quelque belle expérience de laboratoire, ils se trouvent satisfaits, et ne se soucient jamais du point de vue pratique. Ce sont généralement les étrangers qui se chargent de ce soin, et qui tirent gloire et bénéfice des inventions françaises.
Or, il advint que, peu de temps après, le professeur de chimie du collège de l'Arc alla faire en Allemagne un voyage d'études. Dans des cercles de savants et d'industriels, il parla de la découverte de son élève et renouvela l'expérience de Sauria. La leçon ne fut pas perdue. Quelques mois plus tard, un certain Fritz Kammerer introduisait en France, sous le nom d' « allumettes allemandes », des allumettes fabriquées exactement suivant la formule trouvée par Sauria et si imprudemment communiquée aux Allemands par le maître de chimie du collège de Dôle.
Une fois de plus, le génie d'un Français profitait aux Allemands. Sic vos non vobis, dit le poète latin, Nous serons éternellement les candides brebis qui se font tondre par le voisin, les insouciantes abeilles dont le miel nourrira l'étranger.

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Tandis que les fabricants d'allumettes « allemandes » s'enrichissaient; tandis que, chez nous, l'industrie des allumettes chimiques se répandait bientôt : tandis que l'État en accaparait le monopole et en tirait un bénéfice net annuel de plus de vingt millions, qu'advint-il de Sauria, l'inventeur ?
Sauria, simple médecin de campagne, mena une existence modeste et retirée. Sur la fin de sa vie, il était à peu près sans ressources. Ses amis allèrent solliciter son compatriote le président Grévy en sa faveur : et Sauria se vit accorder un bureau de tabac d'un rapport de 1.500 francs.
L'Angleterre avait fait cent mille francs de rente à Rowland Hill, l'inventeur du timbre-poste. Le Français Sauria, inventeur de l'allumette chimique, avant atteint près de soixante-dix ans, se vit généreusement accorder par son pays, un revenu de cent-vingt-cinq francs par mois. Quand on a le génie inventif, avouez qu'il est vraiment plus avantageux de venir au monde en Angleterre plutôt qu'en France.
Il est vrai que, quelques années après la mort de Sauria, on lui éleva un monument à Saint-Lothaire, son pays natal.
La diatribe du poète, à propos des inventeurs, sera éternellement vraie :

On les persécute, on les tue,
Sauf, après un lent examen,
A leur dresser une statue,
Pour la gloire du genre humain.

Mais revenons à l'histoire des allumettes, et passons rapidement en revue les progrès accomplis.
Tout le monde sait quels étaient les dangers du phosphore ordinaire ou phosphore blanc. Très vénéneux, il intoxiquait les ouvriers par ses vapeur, agissait avec une extrême violence sur le système nerveux et attaquait spécialement les os de la mâchoire, amenant la carie des os du nez et la chute rapide des dents.
Malgré ces graves inconvénients, et bien que le phosphore rouge qui n'est pas vénéneux et ne cause pas la carie eût été découvert en 1817, on se servit du phosphore blanc dans les manufactures, pour la fabrication des allumettes ordinaires, jusqu'en 1897. Je me rappelle avoir vu il n'y a pas trente ans, à la manufacture de Pantin, des ouvrières, superbes filles de vingt ans, absolument édentées comme de vieilles sorcières. C'était là l'effet du phosphore vénéneux,
Il est vrai de remarquer que le phosphore rouge ne peut, comme le blanc, se mélanger pratiquement au chlorate de potasse. Il fallut donc, pour l'employer, le fixer non plus au bout de l'allumette, mais sur le frottoir de la boîte. Ce procédé fut inventé par un savant suédois, nommé Lundstrom. De là le nom d'allumettes suédoises que portent ces allumettes amorphes.
Les premières boîtes contenant ces allumettes amorphes parurent à Paris en 1856. Elles étaient de la fabrication des frères Coignet, et portaient, imprimées, des indications sur la manière de se servir du contenu : « L'inflammation de ces allumettes n'a lieu qu'en les frottant légèrement sur la surface rouge ci-contre. »
Et, sur l'autre face :
« Avec ces allumettes, pas d'empoisonnements, pas de nécroses, pas d'incendies causés par imprudence, pas d'odeur de phosphore ; allumettes hygiéniques de sûreté. »
Arrivons à la mainmise de l'Etat sur l'industrie des allumettes.
Après nos revers de 1871, l'état de nos finances était tel qu'il fallut faire flèche de tout bois - même du bois des allumettes. Une loi du 4 septembre 1871 établit un impôt de consommation sur les allumettes chimiques. Mais la perception de cet impôt offrait de grandes difficultés ; la fraude s'exerçait à peu près librement. Pour remédier à ces inconvénients, une nouvelle loi, du 2 août 1872, transforma l'impôt en monopole.
A partir du 1er janvier 1873, l'industrie et le commerce des allumettes cessèrent d'être libres. Cependant, l'administration des contributions indirectes, n'étant pas outillée pour exploiter elle-même le monopole, fut autorisée à le concéder à une compagnie fermière. Celle-ci l'exploita jusqu'en 1890. A cette époque, la fabrication et la vente des allumettes donnaient un rendement annuel de 21 millions, dont 17 millions revenaient à l'État. Quatre millions étaient encaissés par la compagnie.
La concession étant expirée, la compagnie en demanda le renouvellement. Mais la majorité de la Chambre se montrait favorable à la suppression du monopole. La fabrication des allumettes allait redevenir industrie libre, lorsqu'un député se leva et posa la question d'hygiène. Il fit observer qu'avec la liberté de fabrication on ne pourrait empêcher l'emploi du phosphore blanc si dangereux, si funeste à la santé des ouvriers. Et la Chambre, entraînée par ces raisons généreuses, vota le monopole, mais, cette fois, le monopole absolu, exploité par une administration d'Etat.
Il faut dire, à la louange de cette administration, que tous ses efforts tendirent à restreindre, puis à supprimer l'emploi de la funeste substance. Quelques années plus tard, elle remplaçait totalement le phosphore blanc dans la fabrication des allumettes ordinaires, par le sesquisulfure de phosphore, composé très stable et totalement dépourvu des dangers qu'offrait l'ancienne fabrication.
L'invention était due aux ingénieurs Sévène et Cahen, qui reçurent en récompense un prix Montyon.
Dès lors, les allumettes n'étaient plus dangereuses pour qui les fabriquait. Elles ne le demeuraient que pour qui les employait : car, hélas !... la Régie nous offre trop souvent des allumettes explosibles dont le phosphore, mal collé, nous saute au visage ou nous brûle les mains.
Ceci n'a rien a voir avec les progrès accomplis dans cette industrie, lesquels, on peut le dire, sont peu près définitifs : c'est purement affaire de soins et d'attention dans la fabrication. La preuve en est qu'on fait à l'étranger d'excellentes allumettes qui ne ratent jamais et qui ne coûtent pas cher... Tandis que chez nous !...

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Les six manufactures d'allumettes de la Régie : Pantin-Aubervilliers, Marseille, Trélazé, Bègles, Aix-en-Provence et Saintines, fabriquent annuellement, en temps normal, quarante milliards environ d'allumettes ; mais cette fabrication est insuffisante, puisque l'administration est obligée de faire venir une certaine quantité d'allumettes de l'étranger. Ce sont, naturellement, les meilleures. Malheureusement leur provenance n'était pas toujours très orthodoxe. J'ai ouï dire naguère que les allumettes Jupiter vendues par la Régie française venaient de la maison Max Pohl, à Zanow, Poméranie. On en fit le reproche à l'administration.
- Pardon ! répondit-elle, nos allumettes Jupiter viennent de Belgique.
Il y a aussi des millions qui viennent de Suisse... après avoir franchi la frontière d'Allemagne.
Dans les années qui précédèrent la guerre, la vente des allumettes de la Régie produisait de 47 à 48 millions. Les dépenses d'exploitation, frais généraux, de fabrication, de transport, les remises aux débitants, absorbaient, en moyenne de 17 à 18 millions. Le bénéfice net du Trésor était d'une trentaine de millions.
Un joli denier, comme vous voyez.
L'industriel qui ferait de tels bénéfices s'en conterait, j'imagine, et tiendrait à honneur de satisfaire sa clientèle. Pareil souci n'est point le fait de la Régie ; et si elle augmente ses produits, tout le monde sait que ce n'est point en qualité.
Que lui importe le mécontentement du public. Elle sait bien qu'il consommera quand même et qu'il consommera d'autant plus que les produits seront plus mauvais.
De fait, nous sommes le peuple du monde, qui use le plus d'allumettes. L'Anglais en dépense moitié moins que nous. Et vous en voyez tout de suite la raison : l'Anglais obtient du feu à la première allumette nous n'en obtenons qu'à la seconde ou à la troisième.
Et dire qu'il y a des gens qui rêvent de faire de l'État le grand pourvoyeur de toutes choses ! ...

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 18 novembre 1917