L'AMIRAL GLEAVES


L'amiral Gleaves est l'un des chefs les plus éminents et les plus actifs de cette admirable marine américaine qui occupe le troisième rang parmi les marines du monde.
Il commandait la flotte d'escorte des transports qui amenèrent en France les premiers contingents américains, et qui en dépit des menaces allemandes, débarquèrent à bon port les troupes et le matériel envoyés d' Amérique. Les sous-marins boches se gardèrent bien de se frotter aux croiseurs de l'amiral Gleaves.
L'éminent marin est donc, avec le général Pershing, le premier officier général des États-Unis qui ait joué un rôle important dans les événements de la guerre. A ce titre, il avait sa place marquée dans la galerie des chefs illustres dont le Supplément du Petit Journal offre le portrait à ses lecteurs.

VARIÉTÉ

Les Français en Palestine

Les Croisés. - Les soldats de Bonaparte. - Les Poilus d'aujourd'hui. - A travers l'histoire sublime. - Jérusalem et les Boches.

Un corps expéditionnaire français, commandé par le général de Piépape, prend part avec les glorieuses troupes du général Allenby, à la campagne de Palestine et a contribué à la conquête de Jérusalem.
C'est la troisième fois, depuis huit siècles que les soldats de France foulent en triomphateurs le sol historique et sacré de la Palestine.
La première de ces campagnes est, à coup sûr, la plus extraordinaire épopée de l'histoire.
A l'appel du pape Urbain II et de Pierre l'Ermite, tout le peuple de France s'est levé pour courir à la délivrance des Lieux saints. Car dans cette immense armée de la première croisade, - près de deux millions d'hommes, au rapport des historiens, - il n'y a pas que des nobles. Ceux-ci, il est vrai, constituent, la seule force militaire de la croisade ; ils sont cent mille environ, casqués et cuirassés, montant leurs destriers de combat. Mais une foule immense leur fait escorte, une foule qui veut aller jusqu'au bout et chasser l'infidèle de la ville sacrée.
Il y a même un corps de femmes nobles, chevauchant parmi les chevaliers, et conduites par l'une d'entre elles, qui portait l'armure complète toute dorée, et que la légende appelle la dame aux jambes d'or.
La pauvre foule des piétons avait trop préjugé de ses forces : et, sans doute, tous ces malheureux ignoraient que Jérusalem fût si loin. Les fatigues du chemin, les privations, puis, plus tard, les combats, les décimèrent. Rien que de Nicée à Jérusalem; plus de six cent mille hommes tombèrent.
La bataille d'Antioche, où triompha la stratégie de Bohémond de Tarente, coûta encore une centaine de mille hommes à l'armée. Mars l'Infidèle n'était pas le seul ennemi que les Croyants eussent à combattre. Des chaleurs intolérables, le manque d'eau, les maladies contagieuses firent d'effroyables brèches parmi les Croisés. Une cinquantaine de mille hommes seulement parvinrent à Jérusalem.
La ville était fortement défendue. Mais telle était la force de la foi sur ces hommes épuisés par six mois de marche, de luttes et de souffrances, qu'ils retrouvèrent soudain toute leur vaillance et toute leur énergie pour donner l'assaut.
Le 15 juillet 1099, Jérusalem tombait entre leurs mains.
A cette nouvelle, une joie immense éclata dans toute la chrétienté. Les infidèles étaient chassés de la ville sainte et de la terre sacrée de Palestine ; le tombeau du Sauveur était libéré. Et c'étaient des Français qui avaient accompli cette grande action.
Les Croisés, vainqueurs se préoccupèrent d'organiser leur conquête. Ils décidèrent de fonder le royaume de Jérusalem et d'en choisir le roi parmi eux. Godefroy de Bouillon, l'un des premiers seigneurs qui avaient pris la croix, l'un des chefs les plus respectés de la croisade, fut désigné comme le plus digne.
On lui offrit le diadème ; mais il refusa de le porter ; et il ne voulut pas accepter le titre de roi. Avec une noble humilité, i1 dit :
- Je ne porterai pas la couronne royale là où mon Sauveur a porté la couronne d'épines.
Il n'accepta que le titre de « Baron du Saint-Sépulcre ».
Baudoin de Flandre. son successeur, eut moins de scrupules. Il prit le titre de roi qu'il transmit aux quatre autres Baudouin qui régnèrent après lui.
Mais le royaume de Jérusalem n'eut qu'une éphémère destinée. Les successeurs de Godefroy de Bouillon eurent l'imprudence de ne pas poursuivre la conquête. Ils négligèrent d'asservir l'Égypte d'où les sultans tiraient toutes leurs forces militaires. En 1187, le sultan Salah-Eddin, que les historiens occidentaux appellent Saladin, écrasa à Tibériade les troupes de Guy de Lusignan, le dernier roi de Jérusalem. Les chrétiens durent abandonner la ville, où l'Islam rentra en triomphateur.
Le royaume français de Jérusalem n'avait duré que quatre-vingt-huit ans.

***
Chateaubriand, dans son itinéraire de Paris à Jérusalem, a écrit :
« Le voyageur qui visite un pays doit le prendre avec ses traditions, et c'est l'Evangile à la main que les chrétiens doivent parcourir la Terre sainte. »
Tel était l'avis de Bonaparte. Pendant la campagne d'Égypte et de Syrie, en 1798-1799, il se faisait lire chaque jour, par Monge, l'Ecriture sainte sous sa tente.
Sept siècles après la première croisade, les soldats de Bonaparte étaient animés des mêmes enthousiasmes que les soldats de Godefroy de Bouillon. Et ces soldats, pourtant, étaient des fils de la Révolution, des hommes qui vivaient sans croyance. Mais la puissance des traditions est si grande sur l'esprit des plus sceptiques et même des plus ignorants qu'une sorte d'impatience les agitait au fur et à mesure qu'ils avançaient sur la route de la cité sacrée.
De toutes les hauteurs où campait l'armée, ils regardaient au loin dans la direction de Jérusalem, espérant voir bientôt les tours de l'enceinte et les murailles du Saint-Sépulcre.
Mais il était écrit que le plus grand génie militaire de tous les temps échouerait dans cette campagne de Syrie et ne pourrait accomplir le rêve qu'il avait fait de renouveler les conquêtes d'Alexandre.
On a fait remarquer justement que l'armée anglo-française du général Allenby avait suivi à peu près le même itinéraire que Bonaparte il y a cent-dix-huit ans, avec cette différence que Bonaparte ne tint que la lisière de la Palestine alors qu'Allenby, avant occupé Jaffa, marcha droit sur la cité sainte.
Le 6 ventôse an VII, les soldats de la République pénétraient en Asie ; le lendemain, ils entraient sans coup férir à Gaza, la vieille ville philistine. Kléher, qui demeura deux jours dans cette ville, écrivait à Desaix que le pays environnant lui rappelait le Languedoc. « On croirait être du côté de Béziers », disait-il.
Le 10, on part pour Ramleh où l'on se repose deux jours. Puis, le 13, en route pour Jaffa.
Là, l'armée de Bonaparte devait éprouver de la part de l'ennemi une furieuse résistance. Des bandes de Bachi-Bouzouks albanais sous le commandement d'un aga non moins sauvage que ses soldats, formaient la garnison. Bonaparte envoya, un officier sommer la ville de se rendre : l'aga fit couper la tête au parlementaire.
L'artillerie battit alors les vieilles murailles flanquées de tours, et, la brèche ouverte, l'infanterie, commandée par Lannes, donna l'assaut. L'affaire, commencée le matin, était terminée à cinq heures du soir ; et les Bachi-Bouzouks étaient proprement passés au fil de l'épée.
C'est alors que Bonaparte manifesta un instant l'intention de marcher sur Jérusalem. Il envoya même aux cheiks de la ville sainte une lettre dans laquelle il leur demandait s'ils voulaient la paix ou la guerre. Mais, changeant subitement de plan, Bonaparte n'attendit pas leur réponse, et, poursuivant sa course vers Damas, il vint mettre le siège devant Saint-Jean-d'Acre.
La résistance de cette ville le retint deux mois. L'époque favorable pour la campagne était passée. L'armée rentra en Égypte. Mais combien réduite, non pas seulement par les combats, mais par d'autres fléaux qui, sept cents ans plus tôt, avaient décimé également les Croisés.
Un mal effroyable, la peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom, avait fondu sur les troupes françaises. Qui ne connaît le célèbre tableau de Gros, l'un des plus admirables chefs-d'oeuvre de la peinture française, représentant Bonaparte visitant, suivi de Berthier, de Bessières et du chirurgien Desgenettes, les Pestiférés de Jaffa.
Ceux de nos soldats qui ont récemment passé à Jaffa ont voulu voir, sans doute, la riche mosquée aux murs dorés dans laquelle se déroule la scène peinte par Gros. Et, peut-être ont-ils été quelque peu désappointés de ne pas la trouver. A la vérité. l'hôpital où Bonaparte visita les pestiférés était, non pas une somptueuse mosquée aux murs de marbre et d'or, aux colonnes imposantes, mais un vaste magasin situé au bord de la mer, une sorte de dock où l'on entassait pêle-mêle les marchandises apportées par bateaux. Et ce magasin n'avait nullement le caractère mauresque que le pinceau de Gros lui avait conféré.
Mais toutes les fantaisies ne sont-elles pas permises au génie ?

***
Que de noms, que d'impressions ont dû raviver, chez les soldats qui font cette campagne, les émotions de l'enfance, celles qui, peut-être marquent le plus profondément leur trace dans l'imagination.
Dès le début de novembre les communiqués annonçaient la prise d'Ascalon. Asoalon, l'une des cinq villes fédérées des Philistins qui fut mêlée à toute l'histoire antique et joua un rôle important, dans les Croisades, car la plaine qui s'etend sous ses murs a vu l'une de leurs plus grandes victoires.
Après avoir franchi le Ouadi-Sukerin, les troupes d'Allenby s'avancèrent jusqu'au Ouadi Surar, occupèrent successivement Katrah, qui est l'antique Cédron, puis Hébron - Hébron, douce vallée, dit le Joseph de Méhul.
La vallée d'Hébron jouit en effet du climat le plus doux.
Volney, décrivant ce pays qu'il avait visité entre 1783 et 1785, écrivait au deuxième volume de son voyage en Égypte : « Les Arabes n'appellent ce village que El-kalil, c'est-à-dire le bien-aimé; qui est l'épithète propre d'Abraham, dont on montre la grotte sépulcrale. Hébron est assis au pied d'une élévation sur laquelle sont de mauvaises masures, restes informes d'un ancien château. Le pays des environs est une espèce de bassin oblong, de cinq à six lieues d'étendue, assez agréablement parsemé de collines rocailleuses, de bosquets de sapins, de chênes avortés et de quelques plantations d'oliviers et de vignes. L'emploi de ces vignes n'est pas de procurer du vin, attendu que les habitants sont tous musulmans zélés, au point qu'ils ne souffrent chez eux aucun chrétien ; l'on ne s'en sert qu'à faire des raisins secs mal préparés, quoique l'espèce soit fort belle.
La gauche de l'armée angle-française poussa ensuite jusqu'à Ramleh et jusqu'à Loudd. - Loudd, l'ancienne Lydda, est un village à trois lieues dans l'est de Jaffa, et tout plein de souvenirs de saint Pierre. Ramleh est à un tiers de lieue au Sud. C'est l'ancienne Arimathie. « La campagne aux environs, dit encore Volney, est plantée d'oliviers superbes, disposés en quinconce. La plupart sont grands comme des noyers de France. »
Le 17 novembre les troupes britanniques, plus heureuses que celles de Bonaparte, entraient à Jaffa sans avoir à tirer un coup de fusil. Jaffa, l'antique Joppé, le port de Jérusalem, point de départ du chemin de fer qui fait communiquer la ville sainte avec la mer.
Enfin, quelques jours plus tard, Jérusalem elle-même tombait au pouvoir des Alliés.
Imaginez toutes les émotions mystiques que la visite des Lieux saints nouvellement conquis ont pu faire naître chez les nouveaux conquérants.
Là c'est l'église du Saint-Sépulcre, le calvaire, les débris de la Porte judiciaire où fut affichée la condamnation à mort de Jésus-de Nazareth. Plus loin, la Voie douloureuse, et la colonne qui marque l'endroit où Jésus dit aux femmes de Jérusalem : « Filles de Sion, ne pleurez pas sur moi mais sur vous-mêmes. »
Puis, c'est Sion, berceau de la nationalité juive. Ici s'élevait la prison ou fut enfermé saint Pierre, Là se trouvait le palais du grand-prêtre Caïphe. A cet endroit, la tradition place le tombeau de David ; à cet autre l'emplacement de la Cène ; à cet autre encore la descente du Saint-Esprit sur les apôtres.
Le mont Moriah où se trouve la somptueuse mosquée d'Oman, est le lieu où Dieu ordonna à Abraham d'offrir son fils Isaac en holocauste. Là aussi se trouve la pierre sur laquelle Jacob reposait sa tête quand il eut sa vision.
Près de la porte de Jaffa, par laquelle les forces anglaises entrèrent dans la ville, voici le mont du Mauvais Conseil, le champ du Sang, qui était la propriété du traître Judas.
A l'est, la vallée de Josaphat, que les musulmans aussi bien que les chrétiens considèrent comme le rendez-vous général de l'humanité pour le dernier jugement : vallée bien étroite pour contenir tant de monde.
Là-bas, les tombeaux d'Ahsalan, de Josaphat, de saint Jacques, de Zacharie.
Puis les ruines de la Porte Dorée par laquelle Jésus entra à Jérusalem le jour des Rameaux.
Le jardin de Gethsémani, le lieu maudit où Judas donna le baiser de trahison ; le jardin des Oliviers, le tombeau de la Vierge ; la grotte de l'Agonie où le Christ sua du sang.
Tout le pays évoque pour le voyageur les plus émouvants souvenirs : Bethléem, la ville de la Nativité, et la plaine où la pauvre Ruth glanait les épis du riche Booz. Le village des Pasteurs où les bergers apprirent par un ange la naissance du Christ.
Non loin de là se voit le Djebel Afridis, où les conquérants d'aujourd'hui devraient élever un monument aux conquérants d'autrefois, car le Djebel Afridis c'est le Mont des Francs, le dernier refuge des Croisés après qu'ils eurent été chassés de Jérusalem.
Nazareth, la ville de l'Annonciation ; Béthanie, où Lazare reçut Jésus dans sa maison ; Riha, l'ancienne Jéricho ; Tibériade, où survivent les traditions non plus seulement de la Sainte-Ecriture, mais de la Croisade ; les bords du Jourdain où saint Jean baptisa Jésus.
Ainsi les émotions nées du passé religieux ne manqueront pas aux conquérants de la Palestine. Peut-être aussi en éprouveront-ils une, non moins intense, née du présent politique. A Jérusalem, en effet, ils trouveront, comme partout, la trace de l'orgueil allemand. Ils verront que, derniers venus dans ce pays, les Allemands n'avaient rien négligé pour y miner notre influence séculaire, qu'ils y avaient fondé des couvents, des patronages, des églises. On leur rappellera même que Guillaume II y vint en personne en 1898 et y jura solennellement la paix. En souvenir de cette visite, les Boches avaient dressé à Jérusalem une statue de leur Kaiser en costume de croisé.
Ils verront cela nos soldats et ceux de nos alliés, ils se rappelleront les protestations pacifiques de « Sidi Guilloun » et un mépris nouveau leur viendra polir ce misérable qui, plus méprisable que Judas, n'a pas craint d'aller répandre ses trahisons et ses mensonges jusque sur cette terre sacrée par le plus sublime martyre de l'humanité.

Ernest Laut

 

Le Petit Journal illustré du 30 décembre 1917