Le départ de “SAMMY ”

VARIÉTÉ

La Rééducation des Mutilés

Autrefois : le travail des invalides, - Aujourd'hui : merveilles de la prothèse.- Le besoin crée l'organe. - Les mutilés continueront à tenir leur rôle dans la vie sociale.

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on se préoccupe de rééduquer au point de vue professionnel les mutilés de guerre, afin de leur permettre de gagner leur vie. Louvois y avait pensé en créant les Invalides. Il ne voulait pas que les pensionnaires encore capable de travailler fussent désoeuvrés.
L'article 36 du règlement de l'Hôtel porte que « pour donner lieu aux pensionnaires de s'appliquer à des choses qui leur soient avantageuses, il leur est permis de travailler dans leurs chambres ou dans les lieux destinés pour cela aux jours ouvrables ; et il leur sera fourni des outils pour cet effet et autres choses nécessaires pour leur donner moyen et facilité d'apprendre les métiers dont ils seront capables, et tout le travail qu'ils feront tournera entièrement à leur profit. »
Les Invalides travaillaient donc, et vendaient au commerce parisien les produits de leurs travaux.
C'étaient, dit M. Frédéric Masson, des bas, des vêtements et linges pour la troupe et des souliers. Les Invalides ne se contentaient pas de tricoter, ils faisaient certainement leur bonneterie à l'aide de métiers, car ils ne fabriquaient, bon an mal an, pas moins de quarante mille paires de bas, lesquels étaient vendus à raison de quarante-cinq à quarante-sept sous la paire. Ils avaient l'entreprise des chemises et des cravates pour 180 bataillons. Ils faisaient aussi de la tapisserie. Il y avait encore à l'Hôtel une fabrique de faïence ; et l'on y trouvait même des calligraphes et enlumineurs qui faisaient des livres pour les églises.
Mais ce n'est que sous le Consulat, et par l'ordre de Bonaparte, que fut créée aux Invalides la première école de rééducation pour les mutilés. Le chef de brigade Desaudray directeur de cet « Institut » rapporte que « 5.260 jeunes conscrits mutilés, invalides de vingt à vingt-cinq ans, y ont trouvé, dans une instruction adaptée à leur situation, une occupation consolante et des ressources pour leur procurer une existence indépendante. Parmi ces jeunes et intéressantes victimes, plus de 250 blessés privés du bras droit ont été formés de la main gauche à l'écriture la plus parfaite et au calcul, de manière à être utilement employés dans les administrations. »

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Le passé, vous le voyez, ne s'est pas désintéressé du sort des mutilés de la guerre. Nos maîtres actuels de la prothèse, ces merveilleux savants, ces véritables magiciens dont la science rend aujourd'hui aux mutilés les membres qu'ils ont perdus, ont même eu, il y a plus de deux siècles, un précurseur dont le nom mérite d'être tiré le l'oubli.
C'était un digne carme qui s'appelait le Père Sébastien. Mécanicien habile, il avait construit de curieux automates cent ans avant Vaucauson. Fontenelle raconte que, sur la foi de sa réputation, un gentilhomme suédois vint à Paris le supplier de lui fabriquer deux appareils pour remplacer ses deux mains qu'un coup de canon lui avait enlevées. « Il ne lui restait que deux moignons au-dessus du coude : il s'agissait donc de faire deux mains artificielles qui n'auraient pour principe de leur mouvement que celui de ces moignons, distribué par des fils à des doigts qui seraient flexibles... »
Le Père Sébastien se mit à l'oeuvre, mais des travaux d'hydraulique exigés de lui par un prince du sang, le forcèrent à abandonner la besogne avant qu'elle fût terminée, Il n'eut que le temps de faire une seule main ! L'officier suédois s'en contenta. Il pouvant, dit Fontenelle, à l'aide de cette main mécanique ôter parfaitement et remettre son chapeau.
L'Almanach des Gens d'esprit pour 1761 signale un autre mécanicien alors célèbre, nommé Laurent, lequel avait fabriqué un bras artificiel qui se mouvait dans tous les sens. Les soldats invalides munis de ce bras pouvaient se livrer à toutes sortes de travaux et écrire très lisiblement. L'Almanach ajoute que Frédéric de Prusse avait fait des offres brillantes à l'inventeur pour l'attirer dans ce pays ; mais celui-ci, en bon Français qu'il était, les avait repoussées : il voulait que son pays seul profitât des trouvailles de son génie.
A la fin des guerres de l'Empire, époque où les mutilés pullulaient en notre malheureux pays (rien que dans les trois hôtels des Invalides, il y avait plus de 26.000 pensionnaires), on voit se manifester encore quelques essais de prothèse chirurgicale. En 1816, notamment, un ancien officier obtient du roi l'autorisation d'aller de ville en ville faire la démonstration d'un poignet artificiel « à l'aide duquel on peut travailler en toutes sortes d'états et même faire usage de l'épée, du sabre, du fusil et du pistolet... »
Mais ces appareils coûtaient cher et, naturellement, l'État se gardait bien d'en faire cadeau aux hommes qui avaient perdu leurs membres à son service. Les mutilés, en général, n'étaient pas riches. Ceux qui avaient une jambe de moins se contentaient des béquilles ou du « pilon » qu'on leur donnait aux Invalides, et dont la dépense ne grevait guère le budget de l'État 18 francs pour une jambe de bois ; 9 fr. 50 pour une paire de béquilles. Quant à ceux qui avaient perdu un bras, ils allaient la manche vide, et tout était dit.
Nos pères, ne se mettaient guère en frais d'imagination pour réparer les dommages causés par la guerre.
Nous sommes moins indifférents aujourd'hui, et mieux armés aussi par la science.
Jugez-en plutôt par la curieuse série de photographies que nous publions dans ce numéro. Vous voyez là des forgerons, des serruriers, des menuisiers qui travaillent de leur métier, et qui cependant ont tous un bras de moins ; vous voyez un dactylographe qui conduit sa machine avec une main mécanique. Vous voyez un violoniste qui pousse son archet avec des doigts de fer. Vous voyez même, à table, prenant leur café, allumant leur cigarette, des mutilés qui se servent de leur main artificielle aussi dextrement qu'ils pouvaient se servir naguère du membre qu'ils ont perdu et que la science a si merveilleusement remplacé. L'un d'eux, même, a deux mains mécaniques ; il n'a pourtant besoin de personne pour le servir.
Tous ces appareils sont l'oeuvre du professeur Amar, directeur du laboratoire des recherches sur le travail professionnel et la prothèse militaire au Conservatoire des Arts et Métiers - oeuvre non moins admirable au point de vue social et humanitaire qu'au point de vue mécanique.
D'autres savants ont, comme le professeur Amar, consacré leurs recherches et leurs soins à cette oeuvre : c'est ainsi que l'an dernier le docteur Pierre Robin présenta à l'Académie de Médecine des mutilés auxquels avait été appliquée sa méthode de prothèse professionnelle. Par des combinaisons très ingénieuses de tiges métalliques et de ressorts, des jambes, des bras et des mains avaient été rendus à ces hommes que la guerre avait privés de l'usage de ces membres.


« Le besoin crée l'organe » : l'ingéniosité de certains mutilés illustre singulièrement cette vérité. On a vu des hommes privés du bras droit assouplir, en quelques semaines, leur main gauche au point d'obtenir d'elle tous les services que la main droite leur rendait ; on en a vu qui sans connaissances spéciales d'anatomie et de mécanique, ont construit pour leur usage des appareils d'une étonnante précision. Notre excellent confrère Émile Berr signalait l'autre jour dans le Figaro un mutilé qui, ayant perdu les deux mains, avait réalisé toute une série d'appareils grâce auxquels il peut accomplir tous les travaux de sa ferme.
il y a quelques mois, Jean Lecoq publiait dans le Petit Journal une belle lettre d'un de nos lecteurs qui lui contait comment son père, forgeron de son métier, ayant perdu un bras en 1870, était arrivé, à force de volonté et d'ingéniosité, à fabriquer un appareil qui lui permit de manier la tenaille, de continuer sa besogne à la forge, et d'enseigner son métier à son fils.
« Avec l'appareil imaginé par mon père, disait l'auteur de cette lettre, tout ouvrier en fer peut forger comme s'il avait les deux mains. Mon père a fait un autre appareil encore, pour travailler au jardin. Avec celui-ci, on peut manier une fourche, charger un chariot, traîner une brouette ; mener la charrue.
» Je conserve ces deux appareils et les outils qui s'y adaptent comme reliques de famille car ils ont aidé notre pauvre père à travailler pour nous pendant quarante ans. Mais je crois réaliser le voeu même de mon père en me mettant à la disposition de ceux qui, dans cette guerre, ont subi la même mutilation que lui, pour leur forger gratuitement des appareils semblables aux siens.
» Ces appareils n'auront peut-être pas le fini de ceux qui sortent des ateliers de nos grands orthopédistes : je ne suis pas un artiste mais un modeste forgeron qui ne peut offrir aux victimes de la guerre que ce qu'il sait faire : un appareil très simple, mais maniable et léger, et qui, du moins, a fait ses preuves, puisque, pendant près d'un demi-siècle, il a permis à un brave homme de gagner sa vie et celle de ses enfants. »
Ainsi, le fils du mutilé de l'autre guerre témoignait, en faveur des mutilés d'aujourd'hui, des plus nobles sentiments de solidarité.
Ces sentiments sont ceux de tous les bons Français. Aussi, la science et les progrès de la mécanique aidant, nos glorieux mutilés ont-ils été assurés de trouver, cette fois, ce qui manquait aux blessés des guerres d'autrefois, la sollicitude, l'intérêt le secours moral et matériel qui leur permettent de gagner leur vie, d'élever leur famille et de tenir encore leur rôle dans la société.

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 13 janvier 1918