L'ENTR'AIDE

Le vieil invalide aidant son jeune camarade à mettre son bras mécanique.

VARIÉTÉ

A propos du canon

Un mot de Jules Verne, - L'obus devenu satellite de la Terre. - Du bombardement de Dunkerque à celui de Paris. - Une invention française.

Jules Verne disait un jour à quelqu'un qui s'émerveillait des ressources inouïes de son esprit inventif : « Quoi que j'invente, quoi que je fasse, je serai toujours au-dessous de la vérité. Il viendra toujours un moment moment où les créations de la science dépasseront celles de l'imagination. »
Le père de Philéas Fogg raisonnait là en homme modeste et en vrai savant. La plupart des « anticipateurs » croient volontiers avoir imaginé l'impossible ; et leurs oeuvres portent, de ce fait, un petit caractère de scepticisme qui semble dire aux lecteurs: « Croyez à tout cela si ça vous plaît ; mais je vous préviens que moi, l'auteur, je n'y crois pas. »
Ce qui a fait le grand succès des livres de Jules Verne c'est justement leur accent de sincérité. L'auteur est convaincu : tout ce qu'il imagine est basé sur le développement logique, fatal même, de la science. Et voilà pourquoi ses livres furent prophétiques, et pourquoi tant de ses « anticipations » se sont réalisées et ont été même dépassées.
On a fait le tour du monde en moins de quatre-vingt jours ; le Nautilus du capitaine Nemo n'est qu'un joujou, comparé aux sous-marins actuels ; les Nansen, les Amundsen, les Peary ne doivent rien au capitaine Hatteras ; le dirigeable, l'aéroplane, réalisés, servent à la guerre, en attendant d'apporter, dans la paix, des ressources nouvelles à la vie sociale et au progrès. Et voici que les Boches lancent un obus qui va trois fois plus loin que le fameux projectile des Cinq cent millions de la Begumn, et presque aussi loin que celui qui porta les héros de Jules Verne de la Terre à la Lune.
Au mois de mai 1909, devant le monument élevé par la ville d'Amiens, à la gloire du grand amuseur, du grand éducateur de la jeunesse, Jules Claretie, évoquant le souvenir de ce livre merveilleux, disait :
« Cyrano de Bergerac avait imaginé un voyage fantastique dans les empires de la Lune et du Soleil. Jules Verne réalisa ce rêve au moyen de ce canon monstre dont son génie inventif sembla rendre la fabrication possible. Et c'est la marque même de cet écrivain prestigieux : il donne à l'impossible de la possibilité. Il rend palpable l'improbable. »
Rien de plus exact. On se laisse entraîner par la vraisemblance. Et, maintenant, devant les effets des canons à longue portée, cet « improbable » n'apparaît-il pas presque comme une possibilité ?
Ces effets, cependant, viennent de démentir une des prévisions de Jules Verne, prévision logique, pourtant, et parfaitement scientifique.
Vous rappelez-vous les Cinq cents millions de la Begum? Dans ce livre, Jules Verne met en scène un ingénieur allemand - déjà ! - qui crée un canon kolossal pouvant, tirer à 40 kilomètres. C'était une portée invraisemblable pour un canon, à l'époque où parut le livre. L'Allemand tire ; l'obus part ; il monte dans l'atmosphère, mais, en ayant dépassé les limites, il échappe naturellement, aux lois de la pesanteur, et il ne redescend plus, Le voilà transformé en astéroïde qui gravitera éternellement autour de la terre.
Or, si nous en croyons les multiples hypothèses émises par les savants, les balisticiens, les artilleurs sur la trajectoire du fangeux canon qui bombarde Paris à 120 kilomètres, les obus que lance ce canon monteraient, eux aussi, à une hauteur qui varierait, suivant les diverses opinions exprimées, entre 30 et 40 kilomètres ; c'est-à-dire à la hauteur atteinte par le projectile du canon des Cinq cents millions de la Begum.
Ils sortent donc, comme lui, de l'atmosphére terrestre, mais, au lieu d'échapper dès lors aux lois de la pesanteur, comme l'imaginait le romancier, et de devenir de minuscules et inoffensives planètes, ils retombent , hélas ! - ils retombent même sur des églises, sur des hôpitaux, massacrant les femmes, les enfants, les malades, les blesses, sacrifiant des populations sans défense, à la gloire de ce « vieux dieu allemand », Moloch cruel et sanguinaire que le kaiser ne cesse d'invoquer.

***
Ce n'est pas d'aujourd'hui que les techniciens de l'artillerie se préoccupent du problème des canons à très longue portée.
Ils n'avaient même pas attendu pour cela la présente guerre.
Notre confrère Will Darvillé, qui est un de nos vulgarisateurs scientifiques les plus avertis, rapportait naguère que, dès l'année 1903, les États-Unis songeaient à réaliser le problème.
Il s'agissait d'un canon destiné à la défense des côtes, d'un formidable canon, qui devait être fabriqué en fil d'acier.
« Ce puissant engin, dit M. Darvillé, devait être formé d'une série de plaques d'acier cintrées, posées les unes à côté des autres, comme autant de segments s'enchevêtrant. Autour de ces plaques mesurant 8 m. 50 de largeur, devaient s'enrouler des quantités considérables de fil d'acier ce ligaturage métallique serrait fortement les plaques segmentaires et un tube d'acier était placé, dans le centre, alors que, à l'extérieur, pour habiller la pièce, on la revêtait d'une enveloppe en acier forgé.
» Des savants américains et des artilleurs considéraient que le canon en fil de fer devait révolutionner la balistique moderne ; certains d'entre eux allèrent jusqu'à prétendre qu'une pièce de 250 centimètres, lorsqu'elle pourrait être construite, - lancerait un obus à 90 kilomètres de distance et, de déductions en déductions, ils démontrèrent - sur le papier - que la pièce bombardant à 110 kilomètres était facilement réalisable... »
Il y a quelques années, la presse signala la prétendue invention faite par un ingénieur écossais, d'un canon qui pourrait tirer à une distance de mille kilomètres. Je n'ai pas besoin de dire que l'information ne fut jamais suivie du moindre essai. L'ingénieur écossais était probablement un bon rêveur ou quelque fantaisiste que la gloire de Jules Verne empêchait de dormir.
Les réalisations, en effet, si impressionnantes qu'elles soient, restent pourtant fort loin de pareilles prévisions.
Les premiers effets d'un canon à longue portée qui, dans cette guerre, émurent vivement l'opinion publique, sont ceux du bombardement de Dunkerque en 1915.
La pièce employée alors par les Boches était un canon de marine de 380, dont la portée ne dépassa pas 38 kilomètres.
Dans un village des environs de Dixmude, des ingénieurs de la maison Krupp avaient travaillé pendant plus de deux mois à sa mise en place.
Une immense coupole cuirassée et bétonnée, recouverte de terre, avait été construire afin de dissimuler ce canon colossal aux regards indiscrets des aviateurs anglais et français.
La pièce, montée sur rails, était amenée sur une plate-forme où elle était mise en batterie. Elle tirait, sous un angle de 40°, un obus qui montait à une hauteur d'environ quatre ou cinq mille mètres, pour aller retomber à peu près verticalement à 38 kilomètres de là.
Tout autour de l'emplacement de la pièce, des canons anti-aériens étaient braqués, pour le cas où des aviateurs alliés s'aventureraient dans les parages. Ceux-ci s'y aventurèrent, cependant ; ils tirent plus : ils photographièrent la coupole.
Nos artilleurs, renseignés par eux, se mirent immédiatement à la besogne. Ils commencèrent par arroser la pièce boche d'un déluge de mitraille, afin d'en gêner le service. Leur repérage était si parfait qu'ils parvinrent à loger un projectile en pleine gueule du monstre.
Et le premier canon de Dunkerque se tut.
Les Boches, d'ailleurs, ne tardèrent pas à le remplacer par un second. Dunkerque fut bombardée de nouveau. Nos canons battirent aussitôt le blockhaus. La pièce ennemie fut détruite par un obus qui tua en même temps dix-sept de ses servants.
Depuis lors, les Allemands abandonnèrent le bombardement de Dunkerque par canon à longue portée, mais ils renouvelèrent l'expérience à Nancy et à Saint-Dié.
Enfin, c'est sur Paris que l'Allemagne exerça sa furie du kolossal, par un bombardement par canons à très longue portée.
Nous ne nous attarderons pas à exposer toutes les hypothèses omises à propos du canon, du projectile, de la trajectoire, des fusées, de la poudre, progressive ou non. Notre numéro entier ne suffirait pas à les résumer. Tant de gens s'imaginent compétents et parlent longuement des choses qu'ils ignorent.
Contentons-nous de signaler une fois de plus, a ce propos, les manifestations de l'outrecuidance allemande. « L'Allemagne s'écrient les journaux boches, a accompli une oeuvre technique ingénieuse que personne ne peut imiter... »
En quoi les journaux boches mentent. Chacun sait aujourd'hui, en effet, et le Petit Journal, tout le premier l'a signalé, que des savants français avaient, avant les Allemands, découvert le moyen d'envoyer un engin explosif à des distances de plus de cent kilomètres. Et l'invention eût été réalisée chez nous avant de l'être en Allemagne, si les lenteurs de notre bureaucratie n'eûssent, une fois de plus, enrayé la marche du progrès.
Car, ainsi que le dit si bien dans le Petit Journal, notre ami Jean Lecoq, si la France est le pays du génie inventif, elle est aussi, hélas !... celui de la bureaucratie triomphante !

Ernest Laut.

Le Petit Journal illustré du 14 avril 1918