La première pensée du soldat blessé

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VARIÉTÉ

Bruges et Zeebrugge

- A propos d'un haut fait de la marine anglaise.- Bruges au temps jadis. - Comment on construisit Zeebrugge. - Quand les Boches seront chassés.

L'extraordinaire exploit de la marine anglaise, opérant un débarquement à Zeebrugge, faisant sauter le môle, détruisant les défenses ennemies, et obstruant le fameux canal qui sert d'abri aux sous-marins boches, nous amène à parler aujourd'hui de ce grand port d'escale de la côte de Flandre construit naguère à grands frais par les Belges, dans un but de progrès commercial et industriel, et dont les Allemands, depuis le début de la guerre, avaient fait un repaire d'écumeurs de la mer.
Mais, pour expliquer Zeebrugge, il faut jeter un coup d'oeil dans le passé de la vieille ville de Bruges, cité morte, aujourd'hui, jadis cité vivante, la plus vivante, peut-être de toutes ces villes des Pays-Bas, où tout le commerce de l'Europe était concentré.
Bruges est aujourd'hui à douze kilomètres du littoral. Il y a cinq siècles, elle était assise au bord même de la mer. Jugez par là de ce que le travail des sables peut accomplir en cinq cents ans.
Un bras de mer, que les Flamands appelaient le Zwyn, échancrant largement la côte, faisait à la ville un port naturel dans lequel venaient se déverser les eaux de la Reye, une rivière qui alimente les canaux de Bruges.
La situation privilégiée de cette ville en avait fait dès le IXe siècle la cité la plus importante du pays flamand. Elle possédait l'entrepôt des laines de toute la région ; et des foires populaires s'y tenaient à époque fixe, qui faisaient affluer là tous les marchands des pays voisins.
Au XIIIe siècle, Bruges est la ville la plus opulente des Pays-Bas. Son port est si vaste qu'il peut abriter une flotte de dix-sept cents voiles. L'historien Guillaume le Breton décrit ainsi sa prospérité :
« Les richesses du monde, apportées là par les navires étrangers, dépassent toute croyances. Des masses de lingots d'argent, des amas de laines orientales, de cire, de vêtements, de pelleteries de Hongrie, de grains, de vins de Gascogne, de fer et d'autres métaux, et un grand nombre d'autres métaux, et un grand nombre d'autres produits industriels provenant de l'Angleterre et de la Flandre y sont réunis pour pour être exportés dans tous les pays, au grand profit des spéculateurs qui abandonnent avec un espoir mêlé d'angoisses leur fortune aux caprices du sort...»
Les marchands de la cité forment une association et se liguent avec ceux des autres villes commerçantes d'Europe pour défendre leurs intérêts communs et se protéger mutuellement contre les pirates. C'est l'origine de cette fameuse Ligue Hanséatique, dont le chef, « le comte de la Hanse », résidait à Bruges.
Cette ville se développe avec une étonnante rapidité. Liverpool n'est encore qu'un humble village, Riga s'élève a peine, Hambourg n'est qu'une bourgade sans importance, alors que Bruges est déjà une riche et puissante cité.
Cette merveilleuse opulence atteint son apogée au milieu du XVe siècle. « La cour du duc de Bourgogne Philippe le Bon, dit l'historien Kerwyn de Lettenhove, attire à soi toutes les lumières pour les répandre de nouveau autour d'elle, plus éclatantes et plus vives ... » Bruges profite de ses largesses. Le commerce voit luire ses plus beaux jours.
On y comptait alors plus de 150.000 habitants, dont 50.000 ouvriers. En 1456, on vit, en moins vingt-quatre heures, 150 vaisseaux étrangers entrer dans les bassins. Plus de trente Etats avaient établi des relations avec Bruges. Dix-sept royaumes chrétiens y avaient leurs comptoirs ou consulats, dont plusieurs, tels ceux des Orientaux, des Génois, des Florentins, étaient de véritables palais.
Les cinquante-quatre grandes corporations de la ville rivalisaient de zèle pour l'invention des arts utiles. On faisait à Bruges la vaisselle d'argent, on y taillait le diamant ; la tapisserie de haute-lice y était en honneur. C'est de Bruges que partit Jean Van Gobeelen, pour venir fonder la manufacture des Gobelins à Paris.
Cette prospérité décrut dans la seconde partie du XVe siècle. A partir de cette époque, le port de Bruges commença à s'ensabler. La commune entreprit de grands travaux pour lutter contre cet envahissement des sables : elle creusa des canaux qui rejoignaient la mer, par Damme, par l'Écluse. Les sables obstruèrent les canaux. De jour en jour, le grand bras de mer qui constituait le port de Bruges, le Zwyn, se comblait. En vain, l'un des plus illustres artistes brugeois, Lancelot Blondeel, l'auteur de cette Cheminée Franc qui est une des merveilles du passé brugeois, avait-il conçu le plan d'un port avancé qui devait être relié à la ville par un canal à grande section, l'entreprise parut irréalisable et fut abandonnée.
Bruges dut se résigner à se laisser envelopper dans le linceul des sables.
Chose curieuse, ce plan de Lancelot Blondeel, c'est à peu près celui que l'industrie moderne réalisa. L'artiste du XVIe siècle avait prévu la création du canal, la construction du port d'escale tels qu'ils existent aujourd'hui. Rien ne manquait à son plan ; seuls les moyens industriels et les ressources de la science lui firent défaut pour la réalisation.
L'ensablement du port avait chassé peu à peu les navires. Anvers grandissait aux dépens de la cité brugeoise. Les marchands émigrèrent à l'embouchure de l'Escaut. La décadence s'affirmait de plus en plus. Sous Charles-Quint, elle était définitivement consommée et la domination tyrannique de l'Espagne achevait la ruine de la ville.

***
Depuis lors, Bruges n'était plus que la ville silencieuse aimée des artistes et des poètes.
Mais, après quatre siècles de sommeil, elle s'avisa que cette gloire ne lui suffisait plus, et elle résolut de s'éveiller.
C'est alors que deux ingénieurs, l'un Français, M. Coiseau, l'autre Belge, M. Cousin, conçurent et réalisèrent le projet gigantesque d'un grand port d'escale entièrement conquis sur la mer et relié à Bruges par un large et profond canal permettant le passage aux plus grands navires.
La construction de ce port et de ce canal sont peut-être l'une des oeuvres les plus prodigieuses que le génie industriel des hommes ait accomplies.
En 1896, quand les travaux commencèrent, aucun port n'existait à l'endroit qui devait s'appeler Zeebrugge (Bruges port de mer). Il n'y avait là, qu'une monotone étendue de dunes, un immense amoncellement de sables sans cesse apportés par le flot.
On commença par construire une digue immense, quelque peu analogue à la digue Carnot, de Boulogne.
Cette digue en forme de quart de cercle, a une longueur de près de 2.500 mètres, et 75 mètres de largeur. Sur 600 mètres, à sa partie interne, elle forme quai, le long duquel viennent se ranger les grands vapeurs.
Pour la construire, on employa 1.075.000 tonnes de pierre, 15.000 tonnes de blocs agglomérés, 151.000 tonnes de ciment, 833.000 tonnes de cailloux, 50.000 tonnes de dalles, 14.000 tonnes de fer, 68.000.000 de briques.
Et tout cela coûta la jolie somme de 55.000.000 de francs.
C'est sur ce môle que les Anglais débarquèrent, pour anéantir les organisations allemandes après quoi, à l'aide d'un vieux navire qu'ils firent exploser, ils détruisirent la partie de la digue qui touche à la côte.
Tous ces chiffres que je viens de reproduire me furent donnés il y a une dizaine d'années, alors que je visitai les travaux de Zeebrugge sur le point d'être terminés.
L'ingénieur qui m'accompagnait me fournit de curieux détails sur les difficultés que présenta cette construction gigantesque. Il fallut, pour la mener à bien, dompter la puissance des flots ; et ce ne fut pas une petite affaire. Les tempêtes de la mer du Nord sont terribles. A chaque instant, elles démolissaient ce que l'industrie de l'homme élevait au prix de tant d'efforts.
Les caissons constituant la masse de la digue étaient faits de fer et de béton agglomérés et pesaient des milliers de tonnes. Quelques jours auparavant, cinq de ces caissons représentant une masse de plus de 7.000 mètres cubes et une valeur d'un million et demi, avaient été enlevés par la mer et emportés. On n'avait pas pu les repêcher.
En dépit de ces difficultés sans cesse renouvelées, les constructeurs ne s'étaient pas découragés. En dix ans, ils avaient achevé l'oeuvre gigantesque. Au milieu de 1907, le port de Zebrugge était inauguré.
Derrière l'immense barrière, les navires étaient à l'abri comme dans le meilleur port naturel. Sur le terre-plein du môle, des lignes de chemin de fer, des hangars pour les marchandises, une gare pour les voyageurs.
En arrière, un chenal de 200 mètres de large donnant accès à l'écluse et un canal maritime reliant Zeebrugge à la vieille cité brugeoise. Puis, un arrière-port avec une darse de sept hectares d'étendue. Enfin, le canal maritime de dix kilomètres de longueur, large de 70 mètres à la surface et de 22 mètres au fond et n'ayant pas moins de huit mètres de profondeur.
Telle était l'oeuvre accomplie pour la renaissance du vieux port de Bruges, jadis si florissant, au temps des comtes de Flandre et des ducs de Bourgogne, la grande oeuvre conçue pour le progrès industriel et pour la civilisation, et dont les Boches avaient fait un nid de pirates, un repaire de bandits.
Le haut fait accompli par la marine de nos alliés va, pendant quelque temps du moins, tenir les pirates prisonniers.
Espérons que ce sont là les prémisses de la délivrance de la côte flamande ; et souhaitons que, l'Allemand enfin chassé de ses rivages, Bruges puisse reprendre bientôt son essor pacifique vers la prospérité d'antan.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 12 mai 1918