Dans les Flandres
Observateur au sommet
d'une aile de moulin
VARIÉTÉ
Reviendront-ils ?...
La préoccupation des Allemands.
- Comment ils comptent revenir après la guerre. - Les affaires
sont les affaires. - Hommes et marchandises camouflés. - Nous
sommes avertis.
C'est une des grandes préoccupations
des Allemands, depuis le début de la guerre :
Comment, se disent-ils, après avoir accumulé contre nous
tant de rancunes et tant de haine, pourrons-nous recommencer à
vendre nos produits dans les pays de l'Entente, la paix venue ?
« Quand on veut exporter des marchandises, il faut d'abord exporter
des hommes », disait naguère je ne sais plus quel catéchisme
économique d'outre-Rhin. Et c'est ainsi que Paris était
devenu, suivant l'expression même d'un grand journal allemand,
« une grande ville allemande », une grande ville de plus
de cent mille habitants.
Il fallait voir avec quelle ironie féroce, avec quels sarcasmes
leurs journaux célébraient la formidable emprise de l'Allemagne
sur notre commerce. « La bière allemande, la choucroute
et les saucisses allemandes ont conquis Paris. La marque allemande y
règne », disait le Courrier de Hanovre. Et, peu
de mois avant, la déclaration de guerre, la Strassbürger
Post, l'une de leurs feuilles les plus furieusement gallophobes,
énumérant les hôtels et les principales maisons
de commerce de Paris appartenant à des Allemands, affirmait que
la conquête était, dés lors, si bien accomplie que
plus n'était besoin de dissimuler. « Nos maisons, disait-elle,
n'ont plus à cacher leurs marques germaniques. »
Ils se croyaient déjà les maîtres. Et, chose inouïe,
ils n'ont pas perdu l'espoir de le redevenir, A nous de prendre toutes
les précautions nécessaires pour rendre cet espoir chimérique.
La guerre nous aura débarrassés d'eux : il ne faut pas
que la paix nous les ramène.
***
En tous cas, nous sommes prévenus ; et prévenus par eux-mêmes
: ils sont bien décidés à revenir ; et, depuis
longtemps, ils préparent leur offensive économique d'après
guerre avec autant de soins qu'ils en mirent à préparer
leurs offensives belliqueuses sur la somme au sur l'Aisne.
L'exemple du passé les encourage, d'ailleurs. Leurs pères
leur ont dit comment ils étaient revenus après 70.
En 1871, des ligues anti-allemandes s'étaient créées
dans quelques-unes de nos grandes villes. Les journaux du temps publièrent
leurs proclamations. Elles disaient :
« Que toutes nos maisons de commerce, que toutes nos industries
se concertent, et nous verrons bientôt disparaître les hordes
de vandales qui osent revenir dans nos magasins, nos ateliers et nos
usines, et s'abriter encore sous la protection des lois françaises.
»
Hélas ! nos maisons de commerce, nos industries négligèrent
de se concerter. Les Boches ne tardèrent pas à revenir,
honteux d'abord : ils se disaient Suisses, Alsaciens, Luxembourgeois.
On les accueillit sans défiance. Bientôt, ils s'avouèrent
Allemands, puis ils se glorifièrent de l'être.
Nous avions oublié.
Eux, au contraire, ont gardé bonne mémoire de notre mansuétude,
et ils s'efforcent de se persuader que nous oublierons cette fois comme
nous avons oublié il y a quarante sept ans.
Pas un seul instant, depuis le début de la guerre ils n'ont douté.
de la possibilité du retour, A maintes reprises, on a signalé
des maisons allemandes fermées à la suite du départ
précipité de ceux qui les occupaient, et dont le loyer
continuait à être religieusement payé aux propriétaires
par les soins d'un intermédiaire suisse. C'est assez dire que
ces commerçants indésirables avaient bien l'intention
de rouvrir boutique après la guerre.
Au surplus, les journaux allemands ne cachaient pas qu'ils n'avaient,
nulle confiance dans la fermeté de nos rancunes.
Aux objurgations de nos ligues anti-allemandes, le Lokal- Anzeiger
répondait : « Tout cela n'est pas si grave que les Français
le voudraient. La persévérance, en pareille matière,
ne me paraît pas conforme au caractère français.
Tels que je connais les Français, il ne tarderont pas après
la guerre, à acheter des marchandises allemandes et a entretenir
des relations avec des Allemands »
Telle est leur espérance ; et, pour la réaliser, ils ne
reculeront devant rien, ni devant les mensonges, ni devant les sacrifices
d'amour-propre, pas même devant ce qui nous semblerait, à
nous, la pire humiliation.
L'Allemand, quand il s'agit de faire des affaires, abdique s'il le faut,
toute dignité nationale.
On contait à ce propos, avant la guerre, cette anecdote parfaitement
authentique :
Un marchand de moutarde de Dijon était harcelé par les
offres d'un commis-voyageur allemand représentant d'une fabrique
de faïence et de porcelaine d'outre-Rhin, et dont la spécialité
était le pot à moutarde.
Dans l'espoir de se débarrasser du voyageur tenace, il lui fit
une proposition qu'il considérait comme inacceptable : une commande
de 20.000 pots à moutarde dont le motif était une tête
de porc coiffée d'un casque prussien.
Le commis-voyageur accepta l'ordre, et l'exécuta. Le commerçant
dijonnais fut fort gêné avec ses 20.000 moutardiers, mais
il prit le seul parti qu'il avait à prendre : il les mit dans
la circulation.
Leur apparition choqua un consul allemand. Il y vit un outrage à
son pays et adressa une protestation au quai d'Orsay où l'on
fit une enquête.
Elle révéla ce que vous savez : que les moutardiers venaient
des bords de la Sprée. Le consul n'insista pas.
Depuis le début de la guerre, nous eûmes d'autres exemples
de cette méthode allemande.
Par les pays neutres, il nous vint maints objets qui portaient les portraits
soit du roi des Belges, soit du maréchal Joffre, objets de mauvais
goût qui sentaient la manufacture allemande à plein nez.
Des enquêtes firent découvrir, en effet, qu'ils arrivaient
de Leipzig ou de Nuremberg, après un petit détour par
la Suisse ou la Hollande.
L'Allemand nous hait ; mais s'il s'agit de gagner notre argent, il est
prêt à nous louanger. Les affaires sont les affaires...
***
Et il ne perd pas de vue la formule, d'ailleurs parfaitement juste,
que je citais plus haut « Quand on veut exporter des marchandises,
il faut d'abord exporter des hommes. » L'industrie allemande à
beaucoup travaillé, en dépit de la guerre. La paix venue,
elle aura beaucoup de marchandises à exporter. Et elle se préoccupe
dès à présent d'exporter des hommes.
Mais les Allemands ne se dissimulent pas qu'au début tout au
moins, les hommes et les marchandises seront assez mal reçus.
Et, elle se préoccupe de dissimuler leur origine.
Là encore éclate la faculté singulière que
possèdent les Allemands de sacrifier à l'intérêt
commercial leur amour-propre national.
La presse anglaise publiait dernièrement ce communiqué
de la Chambre de Commerce française de Liverpool, que toute la
presse des pays alliés aurait bien dû reproduire :
« Je ne sais si vous vous rendez compte de ce qui se passe en
ce moment en Allemagne, en ce qui concerne les préparatifs pour
la lutte économique avec les Alliés après la guerre.
Le fait qu'à l'heure actuelle des centaines et des milliers d`étiquettes
électrotypées portant la mention : Not made in Germany,
se fabriquent en Allemagne est suffisant. Comprenez-vous ce que cela
veut dire ? Savez-vous qu'après la guerre l'Allemagne mènera,
par l'entremise des neutres et même de beaucoup de compatriotes,
une campagne contre ses propres marchandises avec ses propres étiquettes
: Not made in Germany ? » Ce procédé, d'une
perfidie enfantine, fait penser au loup de La Fontaine:
« C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. » Mais
le loup ne trompa personne, et puisque les Alliés sont prévenus,
ils ne jugeront pas plus les marchandises sur les étiquettes
que les gens sur la mine.»
Espérons que les Alliés suivront le conseil et trouveront
le moyen de découvrir aisément l'origine des marchandises
qui leur seront offertes par des neutres obligeants... Espérons-le,
mais souhaitons qu'on prenne dès à présent des
mesures dans ce but, la guerre finie, il serait peut-être un peu
tard.
Voilà donc pour les produits : l'Allemagne est toute prête
à les renier comme siens, pourvu que cette renonciation leur
ouvre plus aisément les frontières des pays voisins.
Or, il en est de même en ce qui concerne les hommes.
Jugez-en plutôt par ce simple extrait d'une circulaire que le
département du commerce des Affaires étrangères
de Berlin, a adressée récemment aux industriels et commerçants
allemands :
Il sera sage, dit ce document, pour les commerçants qui ont des
intérêts à l'étranger, d'employer dans les
pays étrangers des agents qui puissent se faire passer pour Français
ou Anglais. Les agents et commis-voyageurs allemands rencontreront probablement
pendant quelque temps après la guerre des difficultés
pour faire des affaires, non seulement dans les pays ennemis, mais même
dans les pays neutres. Il y aura incontestablement des préventions
personnelles contre les Allemands, et ces préventions rendront
probablement difficile la tâche des représentants des maisons
de commerce allemandes.
» Les transactions commerciales seraient beaucoup facilitées
si les commerçants voulaient employer des agents pouvant se faire
passer pour Français ou Anglais de préférence ou
pour Hollandais, Américains ou Espagnols. »
Les Boches, comme vous voyez, ne se dissimulent pas qu'il y aura, après
la guerre, non seulement dans les pays de l'Entente mais même
chez les neutres, des « préventions » contre eux.
Il nous plaît de leur voir faire cette constatation.
Mais ces préventions, ils comptent bien les vaincre en maquillant
leurs hommes. A nous de démasquer la fourberie. Nous sommes avertis.
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 30 juin 1918