Strabourg et l'Alsace rendue à la France

VARIÉTÉ

La fidèle Alsace

Une page de Daudet. - L'âme alsacienne. - Un peuple de citoyens. --- Ils » sont là !
Je relisais ces jours derniers une belle page d'Alphonse Daudet, dans laquelle le maître a noté d'un trait vigoureux la force d'âme de la race alsacienne.
C'est le récit d'une promenade à travers les champs de la province qu'on croyait alors une province perdue pour nous.
Sur le chemin de Dannemarie, à un tournant de haie, un champ de blé lui apparaît tout à coup, fauché, raviné par la pluie et pas la grêle, croisant par terre, en tous sens, ses tiges brisées:
« Les épis lourds et mûrs, dit-il, s'égrenaient dans la boue, et des volées de petits moineaux s'abattaient sur cette moisson perdue, sautant dans ces ravins de paille humide et faisant voler le blé tout autour... En plein soleil sous le ciel pur, c'était sinistre, ce pillage... Debout, devant son champ ruiné, un grand paysan, long, voûté, vêtu à la mode de la vieille Alsace, regardait cela silencieusement. Il y avait une vraie douleur sur sa figure, mais en même temps quelque chose de résigné et de calme, je ne sais quel espoir vague, comme s'il était dit que, sous les épis couchés, sa terre lui restait toujours vivante, fertile, fidèle, et que, tant que la terre est là, il ne faut pas désespérer. »
Ce paysan résigné, confiant en sa terre, n'est-ce pas l'image, même de l'énergique Alsace que les malheurs n'ont jamais abattue ?
Oui, ce petit tableau d'Alphonse Daudet, c'est la peinture même de l'âme alsacienne, patiente et fervente. Il explique à souhait cette admirable résignation, cette confiance obstinée dont les Alsaciens témoignèrent pendant près d'un demi-siècle, et auxquelles les Allemands, dans leur obtuse brutalité, n'ont jamais rien compris.
L'Alsace fus de tout temps éprise de liberté. Au temps jadis Strasbourg, lutta non moins vaillamment que Metz contre la puissance des évêques suzerains, elle résista au pouvoir des empereurs et à l'emprise
allemande.
Quand elle passa à la France en 1651, elle posa ses conditions à Louis XIV, exigeant que tous ses droits et coutumes fussent respectés. Le grand roi accepta et accorda même plus qu'il n'avait promis, consentant à la ville maintes prérogatives qu'elle n'avait pas réclamées, notamment le droit de conserver sa monnaie, de garder ses magistrats, d'être exempte des impôts extraordinaires et même d'échapper aux effets de la révocation de L'Edit de Nantes.

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Strasbourg, devant tant de générosité, apprit dès lors à aimer la France. Elle l'a aimée de plus en plus depuis lors. Et toute la terre d'Alsace partagea ses sentiments.
Quoi d'étonnant ?..Comme le dit très justement l'écrivain alsacien Paul Acker. l'Alsace a toujours été a une terre ardente vers l'avenir ».
« Alors que les autres peuples, écrit-il, étaient encore des peuples, de sujets, les Alsaciens formaient un peuple de citoyens. L'Alsace n'a jamais eu en politique des idées vieilles, mais toujours des idées jeunes. Les Alsaciens sont de tout temps démocrates, ils le doivent à leur passé, à l'histoire de leurs villes libres à leur fierté naturelle. Ils saluèrent avec enthousiasme la Révolution ; ce fut un dès leurs, Kellermann, qui fit, à Valmy, reculer les armées de l'étranger ; c'est à Strasbourg, dans le salon du maire Diétrich, que retentit pour la première fois le chant de guerre et de liberté qu'ils emportèrent ensuite à travers l'Europe, dans la fanfare joyeuse de la victoire. Leur bon sens a éprouvé les folies de la Terreur, ils n'oublieront jamais le soleil de 1789. Ils ont la foi dans l'égalité, la haine de l'arbitraire, ils acclament la nation qui proclame ces droits et dès lors l'union avec la France est indestructible... »
Indestructible, en effet nous venons d'en avoir la preuve en retrouvant, après une séparation de quarante-huit années, des frères aussi ardemment attachés que nous-mêmes à la patrie française.
Nos soldats sont entrés dans les ville au son d'un air populaire que nous avons tous entendu dans notre enfance :

Vous avez pris l'Alsace et la Lorraine,
Et, malgré vous, nous resterons français
Vous avez pu germaniser la plaine
Mais notre coeur, vous ne l'aurez, jamais !

Et jamais les Boches n'eurent le coeur de d'Alsace et de la Lorraine. Ils s'en vengèrent par des insultes. ils traitèrent les Alsaciens de « wackes », de voyous. Au début de 1914, quelques mois avant la guerre, le général Keim, l'un des dirigeants du pangermanisme, déclarait que cette hostilité témoignée par les Alsaciens et les Lorrains à tout ce qui était allemand était l'hostilité « d'une race inférieure ». Dans leur outrecuidance, ils allaient jusqu'à tirer vanité de la haine qu'ils soulevaient autour d'eux.
Aujourd'hui que les sentiments de l'Alsace sont partagés par tout d'univers civilisé, de quel noble orgueil les Boches ne doivent-ils pas se sentir animés ?...

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Au début de la guerre, une jeune fille alsacienne racontait à un de nos confrères qui le publia, un admirable trait de cette vieille fidélité à la France si profondément ancrée dans l'âme du peuple d'Alsace.
Cette jeune fille avait un oncle qui avait fait la guerre de 70. Cet oncle se sentant gravement malade, voulut mourir avec son képi français sur la tête. Il pria donc sa femme d'aller chercher le vieux souvenir dans le placard secret où il était gardé. Et, quand il l'eut coiffé, il dit :

- Maintenant, je voudrais que tu ailles chercher Jean-Louis.
Jean-Louis, c'était un vieux camarade qui, lui aussi, tirait fait la guerre d'autrefois.
Lorsque Jean-Louis fut prés de son lit, le bonhomme lui dit :

- Écoute, me voilà bien bas et je sais que je ne peux pas durer. Il n'y a qu'une chose qui me fasse de la peine, c'est que les Français reviendront et que je ne serai plus là. Alors il faut que tu me donnes ta promesse de faire ce que je te dirai, pour que je meure tranquille. Quand je serai enterré, tu sauras ma place au cimetière.
Alors, le jour où les soldats de la France rentreront à Mulhouse, tu viendras à ma tombe, tu feras un trou jusqu'à moi et tu me crieras : « Ils sont là ! »

Jean-Louis était-il encore de ce monde quand les Français sont entrés en Alsace ?.. Jean-Louis a-t-il rempli sa mission ?... Peu importe ! L'enthousiasme avec lequel les Alsaciens d'aujourd'hui ont accueilli nos soldats a remué assez profondément la vieille terre d'Alsace pour que les mâne des Alsaciens défunts qui ont souffert pour la France et n'ont pas désespéré d'elle, en aient entendu les échos.
Dormez en paix, héros et victimes des jours de sacrifice et des jours de douleur ! Oui, les Français sont là : ils y son toujours
Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 15 décembre 1918