Comment on punissait les mercantis
autrefois
La vie chère est une plaie de tous les temps.
Chez tous les peuples, ancien et modernes, elle a suscité le zèle
des législateurs. Récemment, deux députés
proposaient qu'on appliquât la peine de mort à ceux qui et
portent la plus grosse responsabilité, aux mercantis spéculateurs,
agioteurs, accapareurs, affameurs qui profitent de la misère des
temps pour réaliser, sur les denrées de première
nécessité, des bénéfices illicites et faire
monter le prix de toutes choses.
Ces deux honorables justifiaient la rigueur de leur proposition en rappelant
les sévérités de la Convention à l'égard
des traitants qui pressuraient le peuple. Ils eussent pu remonter bien
plus haut dans l'histoire. Jusque dans les législations de l'antiquité,
ils eussent trouvé des traces de la lutte des gouvernements contre
les fauteurs de la vie chère.
Si nous en croyons Lysias, illustre orateur grec, qui vivait il y a quelque
vingt-deux siècles, les lois athéniennes, en ce temps-là,
punissaient de mort les affameurs du peuple.
Dans un réquisitoire qu'il prononça en l'an 387 avant J.-C,
contre des marchands qui avaient accaparé le blé pour en
faire monter le prix, Lysias s'écriait : « Ces gens-là
ont des intérêts opposés à ceux des autres
citoyens. Ils s'enrichissent dans les malheurs publics. Ils se réjouissent
de nos misères, connaissent les premiers les mauvaises nouvelles
ou, au besoin, en inventent. En pleine paix, ils nous indignent des rigueurs
d'un blocus. Vous avez déjà puni de mort des gens accusés
le tels crimes. Condamnez sans pitié : vous ferez justice. Et le
peuple aura le pain à bon marché. »
Il n'y a pas un mot à changer pour appliquer la diatribe à
nos mercantis d'à présent.
La législation athénienne démontre, d'ailleurs, que
le mercantilisme devait, tout aussi bien que chez nous aujourd'hui, sévir
alors sous ses formes les plus variées : accaparement, spéculation,
agiotage, hausse illicite des prix. Platon, dans ses Lois, prévoit
des pénalités contre les marchands qui, pour une denrée
dont deux prix différents
dans une même journée.
L'empire romain, ne se rentra pas moins sévère que la république
athénienne à l'égard des mercantis. Nous en prouvons
la preuve dans un décret de Dioclétien, daté de l'an
301.
« La fureur du gain ne connaissant plus de frein, écrit l'empereur,
il convient de mettre fin par une loi à un état de choses
aussi intolérable.
« Chacun sait, poursuit-il, que les objets de commerce et les denrées
qui sont vendues sur les marchés de villes ont atteint des prix
exorbitants et que la passion effrénée du gain n'est plus
modérée ni par la quantité des importations, ni par
l'abondance des récoltes... que l'esprit de pillage s'abat partout
et fait monter le prix des denrées non pas au quadruple ou à
l'octuple, mais à un taux qui dépasse toutes des bornes...
» En conséquence, l'empereur décide de fixer «
non pas le prix des denrées, mais le maximum que ce prix ne devra
pas dépasser, afin que, dans les années de cherté,
de fléau de l'avarice soit contenu par des limites et les restrictions
de la loi...»
Notre distingué confrère André Fribourg, qui exhuma
ce décret de Dioclétien, énumère tous des
articles dont l'empereur avait décidé la taxation. Rien
n'est oublié : céréales, légumes frais et
secs, fruits, graisses, huile, vin, vinaigre, sel, miel, viande de boucherie,
charcuterie, volailles, Gibier, cuirs et peaux, chaussures, étoffes,
bois de chauffage et de construction, jusqu'aux drogues médicinales,
à la parfumerie et à la bimbeloterie.
Dioclétien avait même taxé des salaires des ouvriers.
Il n'avait pas oublié non plus qu'une loi, pour être respectée,
doit comporter des sanctions.
« Attendu, disait-il à la fin de son édit, que l'usage
constant de nos ancêtres a été d'édicter une
pénalité pour l'infraction de la loi, nous déclarons
que celui qui enfreindra ce statut encourra la peine capitale. Il en sera
de même de celui qui, par désir du gain, se sera prêté
aux manoeuvres des accapareurs ; et, à plus forte raison, de celui
qui, possédant des denrées, aura jugé a propos de
les receler.
Telle est la première loi de maximum dont l'histoire fasse mention.
Qu'en advint-il ?... Hélas ! ce qui advint de toutes les lois de
maximum qui lui succédèrent à travers les siècles.
Elle n'eut d'autre effet que de raréfier les échanges, de
pousser à la fraude, d'inciter les marchands à dissimuler
leurs marchandises, et finalement d'augmenter la misère du peuple.
Dioclétien avait tout prévu, sauf ce résultat entraîné
fatalement par toute entrave apportée à la liberté
du commerce.
***
En France, la plus ancienne loi contre le mercantilisme et l'accaparement
remonte aux Capitulaires de Charlemagne.
Depuis lors, à presque toutes les époques, on trouve des
ordonnances royales ou des arrêts du Parlement rendus contre les
accapareurs de denrées, les spéculateurs et les affameurs
du peuple.
La royauté se montra souvent beaucoup plus sévère
qu'on ne l'est aujourd'hui contre les traitants. Les Parlements usaient
à leur égard d'une rigueur impitoyable. Les nouveaux riches
dont les fortunes apparaissaient trop rapidement et trop facilement acquises
au détriment de l'intérêt général, étaient
traduits devant des « Chambres de révision » qui contrôlaient
leurs comptes et les forçaient à rendre le bien mal acquis.
Les plus puissants seigneurs n'échappaient pas à ces sévérités.
Le procès du surintendant Fouquet en est la preuve.
Au temps du « Système » - temps, hélas ! trop
comparable au nôtre - quelques-uns de ces traitants trop peu scrupuleux
furent victimes de leur âpreté au gain.
Alors, comme aujourd'hui, la spéculation avait enrichi en quelques
mois de hardis faiseurs d'affaires ; comme aujourd'hui encore, les excès
de ce que les économistes appellent « l'inflation fiduciaire
» avaient fait monter le prix de la vie à un taux exorbitant.
Le peuple, affamé, grondait et réclamait justice contre
les traitants qui l'exploitaient et l'éclaboussaient de leur luxe
insolent. Il fallut sévir pour éviter l'émeute, arrêter
et juger quelques-uns des « Mondors », des « Turcarets
» les plus impudents et les plus malhonnêtes.
Un des procès les plus retentissants fut celui du traitant Bourvalais.
Cet homme, qui s'appelait de son vrai nom Paul Poisson, était fils
d'un paysan bas-breton. Venu à Paris comme domestique, il s'était
lancé dans la spéculation, était devenu fournisseur
des armées et n'avait pas tardé à acquérir
une fortune assez considérable pour placer trente-quatre millions
sur les banques étrangères.
On confisqua tous ses biens, on lui prit son bel hôtel de la place
Vendôme - celui qu'ont toujours occupé depuis lors les gardes
des sceaux - et on le jeta dans la tour de Montgomery.
Un autre procès non moins fameux est celui de Le Normand, autre
traitant qui avait, comme Bourvalais, spéculé sur la misère
du peuple, et étonné Paris de son luxe. Le Normand fut condamné
le 16 juillet 1717 à 90.000 livres de dommages au bénéfice
des communautés d'arts et métiers, à 100.00 livres
d'amende envers le roi, à la confiscation de tous ses biens, à
l'amende honorable et aux galères à perpétuité.
Buvat, dans son Journal, rapporte que Le Normand fut amené
sur le parvis Notre-Dame, nu-pieds, tête nue, en chemise, tenant
une torche allumée à la main, et portant sur le dos et sur
la poitrine de grandes pancartes où l'on avait écrit en
gros caractères : « Voleur du peuple »
On le mit au pilori, et la foule défila devant lui en criant :
« Voleur ! voleur- ... Qu'on le pende ! »
C'est l'exécution de ce jugement qui' a inspiré la superbe
illustration en couleurs de notre première page.
***
Passons aux temps révolutionnaires.
La Constituante avait décidé la liberté commerciale
et industrielle. Mais deux ans plus tard, la disette et l'état
de guerre obligèrent la Convention à sévir rigoureusement
contre les excès de mercantilisrne et les tentatives d'accaparement
qui menaçaient Paris de la famine, De là la roi du maximum
du 2 mai 1793 et le décret du 26-28 août de la même
année.
Ce décret donnait de l'accaparement la définition que voici
:
« Action de dérober à la circulation des marchandises
ou des denrées de première nécessité en les
tenant renfermées dans un lieu quelconque sans les mettre en vente
journellement et publiquement, ou en les laissant gâter volontairement.
» Il punissait de mort l'accapareur.
Ajoutons que cette loi sévère n'eut que quelques applications
sous la Terreur. Le Code pénal la modifia par les articles 419
et 420.
« Mais, assure l'éminent économiste Edmond Théry,
ce qu'il y a de curieux, c'est qu'aucune disposition législative
n'a réellement supprimé cette loi draconienne, et qu'à
la rigueur on pourrait toujours requérir la peine de mort contre
les accapareurs. »
Eh bien ! mais qu'est-ce qu'on attend !
Ernest Laut
Le Petit Journal illustré
du 17 Août 1919
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