LE PRIX DES GUERRES


Deux cents milliards en cent ans

Mille cinq milliards en quatre ans

En 1908, six ans avant la guerre, le grand état-major allemand chargea l'un de ses officiers, le général Blume, de calculer ce que coûterait une guerre continentale.
Le général Blume basa ses calculs sur une année de guerre. Il admit que les 4.750.000 soldats que l'Allemagne mettrait en campagne, coûteraient, munitions comprises, 7 milliards 1/2. A cette somme, il conviendrait d'ajouter, disait-il, dix autres milliards, représentant les pertes qu'entraînerait l'arrêt de la vie industrielle de la nation.
Naturellement, des dépenses analogues devaient être prévues pour chacune des puissances engagées dans la guerre. En raison des traités d'alliance existant alors, le général allemand estimait que ces puissances seraient au nombre de cinq. C'était donc une somme de 87 à 90 milliards que coûterait à son avis, une guerre européenne d'un an.
Or, la guerre est venue. Elle a duré quatre ans ; suivant les calculs du général Blume, elle aurait dû atteindre 360 milliards. Il est vrai que plus de cinq puissances sont entrées dans la danse des milliards. Mais les grosses dépenses n'ont pesé, en somme, que sur cinq puissances : la France, l'Angleterre, l'Italie et les deux nations ennemies.
Voyez combien les calculs du général allemand étaient modestes, malgré leur énormité apparente, et combien les prévisions de la statistique allemande étaient loin de compte.
Mais qui eût osé prévoir des chiffres aussi considérables que ceux qu'entraîna le cataclysme déchaîné par le kaiser et sa bande ?

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Dès le début de la guerre, des sociologues et des statisticiens, confondus par l'énormité des dépenses, affirmaient à l'envie que cette guerre coûterait certainement plus cher à elle seule que n'ont coûté toutes les guerres réunies, depuis l'époque napoléonienne jusqu'à nos jours.
Eh bien, faites le relevé, de toutes les dépenses des guerres du XIX siècle et du commencement du XXe, totalisez, et vous verrez que vous êtes encore loin des 1.005 milliards que la grande guerre, suivant les plus récentes statistiques, a coûté aux seules nations alliées.
On admet généralement que les guerres de Napoléon ont entraîné pour la France une dépense d'une vingtaine de milliards, auxquels il faut ajouter, pour les autres pays (l'Angleterre 15 milliards), une somme de 55 milliards : soit au total 75 milliards pour toute l'Europe.
La guerre de l'indépendance grecque a coûté à ce pays 3 milliards et 6 milliards aux nations européennes qui sont venues à son secours.
La guerre de Crimée a entraîné pour les belligérants une dépense de 12 milliards.
Celle d'Italie, en 1859, grâce à la rapidité avec laquelle elle fut menée, ne coûta qu'un peu plus de 3 milliards.
Dans la guerre du Mexique, la France sacrifia inutilement 500 millions.
Dans l'expédition de Syrie, 125 millions.
La guerre du Sleswig coûta à la Prusse, à l'Autriche et au Danemark 215 millions.
La campagne de 1866 de la Prusse contre l'Autriche se chiffra, pour les deux belligérants, par une dépense de un milliard 220 millions.
Dans la guerre qu'il fit au Paraguay, le Brésil dépensa près de 4 milliards.
La guerre de Sécession américaine atteignit pour les deux partis, le total, alors formidable de 37 milliards.
La guerre de 1870-71, selon le bilan établi par Mathieu Podet, ministre des Finances en 1873, aurait coûté à la France environ 12 milliards. Ajoutez-y la valeur du sol des provinces perdues : 3 milliards. Total 15 milliards.
La guerre russo-turque de 1877 aurait entraîné une dépense de 6 milliards environ , et la guerre russo-japonaise aurait absorbé 11milliards ( 6 pour la Russie, 5 pour le Japon).

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On s'accorde à évaluer les dépenses des guerres balkaniques à 5 milliards.
Nous ne saurions entrer dans le détail des campagnes coloniales. Les quelques centaines de millions qu'elles ont coûté sont bien peu de chose auprès de tant de guerres qui se chiffrent par milliards.
En résumé si l'on totalise les dépenses des principales guerres du siècle que nous venons d'énumérer, et si on suppose que toutes les guerres du monde dont nous n'avons pas parlé, les campagnes anglaise en Afrique du Sud, dans les Indes, les guerres de Chine, d'Algérie, du Tonkin, du Maroc, etc., peuvent avoir coûté dans les 20 milliards, on constate que depuis un peu plus de cent ans, le total des dépenses de guerre pour l'univers entier n'avait guère dépassé 200 milliards.
Chiffre modeste, évidemment il faut louer nos pères. Hélas ! nos fils ne pourront nous adresser le même compliment.

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Voyez combien les statisticiens étaient loin de la vérité lorsque, à la fin de 1914 et au début de 1915, ils avançaient que la guerre qu'on venait d'entreprendre coûterait plus cher à elle seule que toutes les guerres du siècle dernier... Plus cher ! C'est cinq fois plus cher qu'il fallait dire !
En quatre ans, la génération présente a trouvé le moyen de dépenser dans la guerre cinq fois plus que les générations précédentes n'avaient dépensé en cent ans.
Mille cinq milliards !... Ce sont les techniciens de la Conférence de la Paix qui ont fixé le chiffre.
Et ce chiffre, évidemment, ne vise que les dépenses publiques. Mais que représentent les malheurs privés ? Sans doute, le deuil des familles ne peut se chiffrer en argent. Mais l'homme qui meurt n'est-ce pas un capital anéanti ? Et sept millions d'hommes sont morts dans cette guerre.
« Un soldat tué, disait Frédéric Passy après 70, c'est vingt et trente années de travail, de bonne production, annulées, détruites. C'est une perte douloureuse pour les siens ; mais c'est une perte aussi pour la société. Et l'on ne dénombre que les morts ! Mais il faut compter aussi les maladies, les incapacités de travail, résultats lointains mais inévitables des blessures et des fatigues d'une campagne. On meurt de la guerre dix ans après la guerre. Quel statisticien évaluera ces pertes ?
Et, si on parvenait à les évaluer, combien de centaines de milliards faudrait-il ajouter aux mille cinq milliards de dépenses appréciables ?
Les guerres, désormais, sont également funestes aux vainqueurs et aux vaincus.
Lord Roseberry a exprimé là-dessus une vérité que les peuples envieux devraient méditer dans l'éternité ; « Il n'y a plus de guerres qui paient. »


Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 31 août 1919