La vie chère et ses causes


Nos étrennes pour 1920. - Tout augmente. - Pourquoi ? - La désertion des campagnes, les salaires, les lois sociales, - L'accroissement des impôts. - Richesse factice et Cherté de vie.

L'année 1920 commence bien. Le pain coûtera près de vingt sous le kilo ; le sucre, plus de trois francs. Toute, les victuailles continuent d'augmenter dans des proportions affolantes . Et l'on nous annonce une majoration de 115 % sur les marchandises transportées par chemin de fer, majoration qui viendra s'ajouter aux prix, déjà fantastiques, que nous payons.
Les voyageurs, au surplus, ne sont guère mieux traités que les colis : 45 a 55 % d'augmentations sur les billets.
La hausse des étoffes continue : les femmes ont beau mettre de moins en moins de tissu dans leurs toilettes, se décolleter, si l'on peut dire, par en bas autant que par en haut, leurs robes sont hors de prix. Quant à nos complets - en attendant qu'ils soient « nationaux », nous allons les payer 600 francs pour le moins.
Et nos bottines ?... Il parait que si le cuir ne partait pas en Amérique, nous ne le paierions pas cinq ou six fois plus cher qu'avant la guerre. Mais pourquoi laisse-t-on partir le cuir en Amérique ?
Et nos chapeaux ?... Et nos gants ?... Et nos chemises, et nos caleçons... Et. tout, et tout !...
Dans les cinquante années qui précédemment la guerre, le coût de la vie avait à peu près monté de 50 %. Dans les quatre dernières années que nous venons de vivre, c'est de quatre ou cinq cents pour cent qu'il s'est accru.

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La cause, ou plutôt les causes - car elles sont multiples ?
Le désordre social créé par quatre ans de guerre est la principale de ces causes, mais ce n'est pas la seule.
Déjà, avant 1914, la désertion des campagnes s'était manifestée comme une des raisons du renchérissement de tous les produits de la terre. La main-d'oeuvre manquait déjà, aux champs ; et les travailleurs agricoles, de plus en plus rares, exigeaient des salaires de plus en plus élevés. De là pour les cultivateurs et les fermiers, la nécessité d'accroître sans cesse le prix de leurs produits.
Et l'on sait à quelle hauteur invraisemblable ces prix sont montés aujourd'hui. Il y a deux cents ans, on payait les oeufs vingt centimes la douzaine. On paie à présent un seul oeuf 80 centimes !
Mais reprenons l'examen des causes de la vie chère :
Il est démontré que, de tout temps, l'évolution des salaires a eu pour corollaire inévitable, l'accroissement du coût de l'existence. Or, la statistique enseigne que, si, dans les cinquante années qui précédèrent la guerre, le taux des salaires, dans toutes les corporations ouvrières, s'était accru, en moyenne, de 40 à 50 %, c'est de 80 à 1.00 % pour le moins, qu'il a monté depuis cinq ans.
Mais, si les salaires se sont accrus formidablement, la production, par contre, s'est trouvée réduite, d'abord par cette « vague de paresse » qui suit inéluctablement toutes les grandes commotions humaines ; et aussi par le fait d'une foule de lois, dites sociales, que le Parlement a votées depuis une vingtaine d'années avec un entrain pernicieux.
Ces lois, trop souvent démagogiques, ont eu pour effet inévitable d'obérer ceux-là mêmes qu'elles prétendent favoriser.
Les unes, touchant le repos hebdomadaire, les retraites, les assurances, étaient légitimes ; d'autres, entraînant la réduction excessive des heures de travail à un moment où il s'agit de produire avant tout, tient étaient plutôt inopportunes, Toutes, en fin de compte, augmentaient d'autant les frais généraux des industriels, des commerçants, Qui n'avaient plus d'autre ressource que d'augmenter en conséquence les prix de vente de leurs marchandises et de leurs produits,
Et c'est fatalement la classe dont les salaires se sont le moins accrus, l'employé, l'intellectuel, le petit bourgeois qui subis peut le plus cruellement le contre-coup de ces augmentations.
Ajoutez à cela l'agitation, l'influence souvent désastreuse des extrémistes sur les organisations du travail, la multiplication des grèves qui ont fait, et qui continuent à faire perdre des millions de salaires aux ouvriers et compromettent constamment la prospérité et l'existence même de nos industries.
Ajoutez encore les déplorables pratiques d'une administration tatillonne et vexatoire à l'excès, qui semble prendre à tâche d'entraver chez nous l'essor industriel et commercial... Enfin, l'acroissement constant des impôts, conséquence fatale d'une véritable mise au pillage du budget.
Car, en fin de compte, si tout a augmenté depuis un siècle et surtout en ces dernières année, ce qui a plus augmenté que tout, ce sont les impôts.
Services et produits d'État sont hors de prix. Déjà le tabac se vendrait au poids de l'or - s'il y avait encore de l'or et s'il y avait encore du tabac - et l'on parle d'en accroître encore le prix. Et les P.T.T. ne sont pas en reste avec la Régie. Nous aurons le timbre à 0,25, comme aux plus mauvais jours de 1871. Téléphoner, envoyer des dépêches ou de simples « petits bleus » sera un véritable luxe. Il faudra nous passer le plus possible de ces services d'État. Et voilà qui n'est pis pour rendre plus faciles les relations sociales et les affaires commerciales.
Mais n'oublions pas l'impôt direct. A lui le pompon !.. Le nouveau système fiscal l'avait augmenté dans des proportions imposantes. On nous annonce une majoration de 50 % sur les chiffres que nous payons actuellement.
Et s'arrêtera-t-on là ?...

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Enfin, il y a une autre cause de vie chère qui semble paradoxale, mais sur laquelle tous les économistes sont d'accord. Nous n'arrivons plus à joindre les bouts parce que nous sommes trop riches.
C'est singulier, mais c'est comme ça.
M. Charles Gide, qui est un éminent économiste, écrivait, quelques années avant la guerre, à un moment où la vie commençait à enchérir d'une façon inquiétante :
« Toutes les fois que, dans l'histoire économique, la quantité de monnaie s'est brusquement accrue - soit monnaie métallique, après la découverte de l'Amérique, soit monnaie de papier, durant l'émission des assignats - on a vu une hausse énorme des prix. Il n'y a pas d'exemple du contraire... »
Il est démontré, en effet, que la trop grande abondance de la richesse, fiduciaire ou réelle, a pour résultat certain d'accroître le prix de la vie.
Le bon Rollin, dans son Histoire romaine raconte qu'à Rome, en l'an 250 avant Jésus-Christ, les vivres étaient à peu près pour rien. La guerre contre Carthage avait épuisé le trésor public ; l'argent était devenu très rare, et le prix de toutes les choses nécessaires à la vie avait baissé considérablement, en raison de cette pénurie de la monnaie.
Par contre, en l'an 1586 de notre ère, l'auteur d'un libelle sur la cherté de la vie écrivait que dans les soixante années qui avaient précédé cette date, toutes les choses nécessaires à l'existence étaient arrivées à valoir quatre, cinq, six et même dix fois plus cher qu'auparavant.
Et savez-vous à quelle cause le vieil auteur du XVIe siècle attribuait ce renchérissement de la vie ? .. A l'or du Nouveau Monde qui, durant ces soixante années, n'avait cessé d'affluer en Europe.
Ainsi, les Français de 1586 payaient tout trop cher pour la raison contraire à celle qui rendait l'existence si peu coûteuse aux Romains du IIIe siècle avant Jésus-Christ.
Eh bien, nous sommes aujourd'hui dans le même cas que nos dieux du temps de Henri III, avec cette différence, toute à leur avantage, que, s'ils avaient trop de monnaie, cette monnaie était en or, tandis que la nôtre est surtout en papier. Ils subissaient les effets d'un phénomène économique qu'ils n'avaient pas prévu et dont ils n'étaient pas responsables. Nous subissons, nous autres, au contraire, les conséquences d'une situation que nous avons créée. Car, s'il n'est pas possible d'empêcher l'afflux de la richesse réelle, il est toujours possible, par contre, de ne pas créer de la richesse factice - ou, tout au moins, de n'en créer que lorsque les intérêts du pays l'exigent absolument.
C'est bien dommage que nos économistes Officiels ne se soient pas pénétrés de cette vérité nous aurions peut-être la vie un peu moins chère et les impôts un peu moins lourd .

Ernest Laut,

 

Le Petit Journal du dimanche 1 février 1920