LE PAIN CHER


Le pain et ses prix à travers les âges. - Nos aïeux mangeaient du pain bis. - Nous mangeons du pain blanc. - Ne le gaspillons pas !- Respect au pain !

On sait les raisons de l'augmentation du pain. L'Etat ne pouvait, continuer à acheter le blé cher et à nous faire vendre le pain bon marché. Au surplus, la différence entre le prix d'achat, du blé et le prix de vente du pain était soldée par le trésor public, c'est-à-dire, en fin de compte, par les contribuables. Il n'y aurait donc rien de changé, si seulement. On déchargeait nos impôts de la somme que l'État va économiser en augmentant le pain. Mais peut-on l'espérer ? N'est-il pas infiniment plus probable que même en payant le pain cher, nous ne verrons pas diminuer nos impôts ?

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La question du pain a toujours préoccupé nos dirigeants.
Rappelons que c'est seulement par lettres patentes de 1305 (exactement du mercredi après l'octave de Pâques de l'an 1305) que les bourgeois de Paris reçurent, de Philippe le Bel la permission de cuire leur pain dans leurs maisons et de se vendre du pain les uns aux autres. C'était créer le boulanger, et abolir tacitement la servitude des fours banaux.
Du temps des premiers rois de la troisième race, Paris n'avait qu'un four banal auquel chaque habitant portait cuire son pain. En 1137, la reine Alix, veuve de Louis le Gros, en fit bâtir un deuxième sur la terre de Champeaux, sur l'emplacement où se trouvent maintenant les Halles. Plus lard, l'évêque de Paris en fit construire un troisième pour les bourgeois de Saint-Germain-l'Auxerrois. Puis eurent leur four les religieux de Saint-Germain-des-Prés, l'abbé de Saint-Maur-les-Fossés, les chanoines de Saint-Marcel... etc... De là, les nombreuses rues du Four, dont les unes ont été emportées par l'expropriation, les autres débaptisées pour éviter les confusions.
Les ordonnances royales sur la boulangerie, la vente des farines, la fabrication du pain sont innombrables. Charles V décide, en 1366, que les boulangers seront tenus de ne faire que deux sortes de pains, l'un de deux, l'autre de quatre deniers ; six ans plus tard il reconnaît trois qualités de pain et en règle expressément les prix le pain blanc ou pain de Chailli, pesant 25 onces 1/2, se vendra deux deniers ; le pain bourgeois de 37 onces 1/2 se vendra deux deniers ; quant au pain de brode, de qualité inférieure, il pèsera 36 onces et se vendra la modique somme d'un denier.
Ne concluez pas de ceci que nos aïeux du Moyen Âge connaissaient le pain blanc tel que nous le mangeons aujourd'hui. Il n'en est rien. Ce pain blanc, qu'ils dénommaient pain de Chailli, et qui était le pain des riches, ne leur paraissait blanc que parce qu'il était moins noir que les autres. Mais le véritable pain blanc est un progrès tout moderne. Et d'ailleurs, les hygiénistes, partisans du pain complet, vous diront que ce n'est même pas un progrès et que nos aïeux, en mangeant du pain noir, mangeaient peut-être de meilleur pain que le nôtre.
Peu à peu la boulangerie fait des progrès. Au XVe siècle, nous sommes loin des trois sortes de pain de Charles V. Les chartes en énumèrent plus de quinze variétés. Il y a le pain de cour, le pain de chevalier, d'écuyer, de chanoine, le pain pour les hôtes, pour les servants, pour les valets ; il y a même des gâteaux légers faits d'un pain spécial, le pain semainiau que les oublieux vendent par les rues et qu'ils annoncent par ce cri : « Oublies chaudes, oublies renforcées, échaudés ! »
Dès cette époque, les gens aisés, la haute bourgeoisie, la, noblesse mangent d'un pain presque blanc, qui, pour être moins raffiné que celui d'à présent, est déjà bien allégé des éléments qui constituent le pain complet. Le peuple des villes mange du pain bis.
Les plus malheureux sont les « vilains » des campagnes. Ceux-là peuvent répéter le sic vos non Vobis de Virgile. Le bon blé qu'ils récoltent n'est pas pour eux. Ils se repaissent de pain d'orge, de seigle, de méteil, de son pétri en pâte grossière. Et trop heureux sont-ils encore quand la famine ne sévit pas et que ces farines de rebut ne leur font pas défaut.
Au XVIIe siècle encore, même à la cour on mangeait du pain bis ; et, trop souvent, de qualité inférieure. Héroard médecin de Louis VIII, raconte dans son Journal, que le prince alors dauphin, jeta un jour son pain parce qu'il était pourri.
M. d'Avenel assure que le pain rassis était en ce temps-là de consommation courante puisqu'en beaucoup de maisons bourgeoises, on ne chauffait le four qu'une fois par mois. Les montagnards du Dauphiné cuisaient leur pâte en octobre pour tout l'hiver ; aussi devenait-elle si dure qu'il fallait la couper à la hache comme du bois.
Il n'en va les beaucoup mieux an siècle suivante. N'a-t-on pas maintes fois cité le mot du duc d'Orléans, jetant un jour sur la table du Conseil, devant Louis XV, un pain fait de détestable farine et disant « Voilà, Sire, de quel pain se nourrissent vos sujets ! »
Au dire d'un contemporain de Louis XV, il n'y avait pas alors, en Europe, plus de 2 millions d'hommes mangeant du pain blanc. Et encore, ce pain était-il vraiment blanc ? M. d'Avenel rapporte encore qu'en Beauce, patrie du froment, le paysan ne mangeait que de l'orge et du seigle en Normandie et en Bretagne, il se nourrissait de blé noir, partout il avait recours à l'avoine. « Le méteil même, jusqu'à la Révolution, demeura du luxe ; en beaucoup de villages de la région parisienne, on ne mangeait du pain blanc que le jour de la fête patronale.,. »

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Le vrai pain blanc est une conquête du XIXe siècle.
Donnons, au cours de ce siècle, quelques aperçus du prix du pain.
De 1804 à 1812, 0 fr. 60 les 2 kilos ; en 1812, 0 fr. 90 : de 1823 à 1853, 0 fr. 80 ; de 1865 à 1885, 0 fr. 70 ; en 1904, 0 fr. 75 ; enfin, jusqu'à présent, 1 franc.
Ce prix va fatalement se trouver plus que doublé, par le fait que l'État retire tout au moins une large part de son appoint pécuniaire dans l'achat des blés.
Nos pères, sauf en quelques circonstances rares de famine causée par les guerres, n'auront jamais connu le pain à un tel prix.
Nous, depuis un siècle, nous mangeons du pain blanc du pain que nos aïeux eussent considéré comme du gâteau. Et, du moins, tout le monde, riches ou pauvres continuera à manger dit pain blanc.
Mais ce pain sera cher. Évitons surtout de le gaspiller. Respect au pain !
Qu'on nous permette a ce propos, de reproduire ici un passage extrait du célèbre livre de Jules Vallès : Jacques Vingtras.

 

« J'ai dit Vallès, le respect du pain.
Un jour, je jetais une croute ; non, père est allé la ramasser. Il ne m'a pas parlé durement comme il le fait toujours.
« Mon enfant, m'a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain ; c'est dur à gagner. Nous n'en avons pas trop pour nous ; mais si nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en manqueras peut-être un jour et tu verras ce qu'il vaut. Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant ! »
Je ne l'ai jamais oublié.
Cette observation qui, pour la première fois peut-être dans ma vie de jeunesse me fut faite sans colère, mais avec dignité, me pénétra jusqu'au fond de l'âme ; et j'ai en le respect du pain depuis lors.
Les moissons m'ont été sacrées ; je n'ai jamais écrasé une gerbe pour aller cueillir un coquelicot ou un bluet ; jamais je n'ai tué sur sa tige la fleur du pain !
Cc qu'il dit des pauvres me saisit aussi, et je dois peut-être à ces paroles prononcées simplement ce jour-là d'avoir toujours eu le respect et toujours pris la défense de ceux qui ont faim.
« Tu verras ce qu'il vaut... »
Je l'ai vu.

Ne croyez-vous pas qu'on devrait afficher cette belle page dans tous les restaurants, et même dans toutes les salles à manger de France ?

Ernest Laut

Le Petit Journal Illustré du dimanche 7 mars 1920