LE PRIX DES VOYAGES

Quel livre amusant et
pittoresque on pourrait faire avec l'histoire des transports en commun
sur les routes de France !
Avant le dix-septième siècle,
on peut dire qu'aucune organisation de ce genre n'existait dans ce pays.
Les gens qui voyageaient chevauchaient par les chemins à la façon
du bon chroniqueur Froissart, en butte aux accidents de toutes nature,
et surtout aux attaques des «
mauvais garçons » qui tenaient la campagne. Au seizième
siècle, Montaigne mettait plus de deux mois pour revenir d'Italie
à son castel du Périgord. Au début du dix-septième
siècle, la reine Marie de médicis allant de Paris à
Fontainebleau pour faire ses couches restait en route deux jours et
deux nuits. Pourtant, à cette époque, des services de
transport commençaient à fonctionner en France. On les
devait à Henri IV, qui , durant tout son règne, s'évertua
à créer des communications entre les villes du royaume.
C'est le Béarnais qui dota, la France de ses premières
voiture publiques. Mais ce n'est que dans la seconde moitié du
dix-huitième siècle qu'il y eut dans le service des diligences
une organisation sérieuse.
Les voitures partaient alors de Paris à jour fixe. La diligence
de Rennes mettait quatre jours à faire le voyage, celle de Strasbourg
en mettait douze. Il fallait quatre jours pour aller à Angers,
six pour aller à Lyon.
De Lille à Paris, par les Royales, superbes voitures
bien suspendues, bien éclairées, attelées de huit
chevaux, on ne mettait guère, il y cent ans, plus d'un jour et
demi. On quittait la capitale des Flandres à quatre heures du
matin et l'on débarquait à Paris dans l'après midi
du lendemain, après avoir fait arrêt pour les dîners
et soupers à Cambrai. Péronne et Pont-Sainte-Maxence.
On arrivait rompu ...
Mais tout n'était pas fini. A la barrière, on fouillait
les voyageurs. A l'arrêt de la voiture, rue Saint-Denis, au
Grand-Cerf, où était établi le bureau de la
diligence, on débarquait les bagages et on procédait au
triage. C'était long ... Et le plus souvent la nuit tombait quand
le pauvre voyageur pouvait enfin gagner son auberge avec ses malles.
Plus tard, un itinéraire mieux réglé, des relais
multipliés permirent d'abréger le voyage. Lorsque les
chemins de fer commencèrent à fonctionner, on était
parvenu à faire la route de Lille à Paris , en vingt six
heures en diligence et en quatorze par la malle-poste.
Alors, les diligences qui sillonnaient les route de France étaient
ces majestueuses voitures de Laffitte et Caillard, dont les lithographies
en couleurs de l'époque nous ont conservé le souvenir.
Elles contenaient seize voyageurs, répartis : trois dans le coupé,
places de luxe et sur le devant ; six dans l' intérieur, dont
les portes s'ouvraient sur le côté ; quatre dans la rotonde,
où l'on entrait par le derrière de la voiture ; et trois
sur la banquette avec le conducteur. Une bâche de cuir couvrait
les bagages en piles sur l'impériale.
Ces voitures, dont le poids atteignait, voyageurs et bagages, jusqu'à
5.000 kilogrammes, parcouraient, à l'origine, moins d'une lieue
à l'heure ; en 1830, elles faisaient environ une lieue et demi,
et elles dépassaient deux lieues au moment où elles durent
cesser leur service.
Le prix qui, à l'époque de la Révolution et de
l'Empire, était en moyenne, de quinze sous par lieue, descendit
à neuf sous après 1830.
***
On verra, par les tarifs
reproduits dans notre pittoresque gravure de première page, qu'
au point de vue des prix, nous ne sommes guère en progrès
sur ce qui se passait il y a cent ans. Les voyageurs de seconde et de
troisième paient presque aussi cher que ceux de l'intérieur
et de la rotonde des diligences ; ceux de première classe paient
plus cher que les riches d'autrefois qui voyageaient en coupé.
Il est vrai que nous allons plus vite. Mais nous allons moins vite -
beaucoup moins vite - qu 'il y a quelques années.
Pour nous en tenir à exemple que nous avons choisi, rappelons
qu'en 1914 on allais de Paris à Lille en trois heures, pour 28
fr .10 en première, pour 18,95 en seconde et pour 12,40 en troisième.
Aujourd'hui on paie 53,10, 34,90 et 22,30... Et l'on ne sait pas toujours
à quelle heure on arrivera.
La rapidité des trains est en raison inverse de l'augmentation
des prix.
Vous me direz que nos aïeux étaient encore moins bien partagées
que nous. Mais nos aïeux n 'avaient pas connu les transports rapides
et bon marché.
Pour nous qui avons connu les jours heureux où l'on ne payait
pas cher, où l'on allaient vite et l'on arrivaient à l'heure
exacte, c'est une chose singulièrement pénible que ce
progrès à rebours.
Ernest Laut.
Le Petit Journal du
21 Mars 1920