VARIETE

Le timbre à cinq sous

 


Voilà donne la taxe, des lettres revenue à cinq sous comme à la plus triste époque de notre histoire contemporaine.
Le timbre-poste, chez nous, ne date que de soixante et onze ans. Mais nous verrons tout a l'heure que, dans ce court espace de temps, il n'en a pas moins subi plus d'un avatar.
Les Anglais revendique à juste titre honneur d'avoir inventé et mis les premiers en pratique le timbre-poste. Mais, en réalité, on en trouve la première, idée dans un règlement de la petite poste de Paris datant de Louis XIV.
Ce règlement, mais en vigueur le 18 août 1654, portait en effet :
« On fait assavoir à tous ceux qui voudront écrire d'un quartier de Paris à un autre que lettres, billets, mémoires, seront fidèlement portez, et diligemment rendus à leur adresse, et qu'ils en auront promptement réponse pourvu que lorsqu'il escriront ils mettent avec leurs lettres un billet qui portera : port payé, parce qu'on ne prendra point d'argent; lequel billet sera, attaché à ladite lettre, de telle sorte que le commis puisse le voir aysément. »
C'était déjà le timbre, mais le timbre attaché, non collé à la lettre.
Cette pratique n'était d'ailleurs en usage qu'à Paris. Pour les correspondances avec la province, rien de pareil n'existaient. Le coût du transport des lettres était proportionné à la distance, et c'était, non l'expéditeur, mais le destinataire qui payait la taxe en recevant le pli.
Vers 1676, l'État prit le monopole des postes. Une lettre Coûtait alors, de Paris à Bordeaux, Cinq sols ; de Paris en Angleterre 10 ( il y avait deux bateaux par semaine) ; de Paris à Liège, 16 sols. Le sol équivalait, comme pouvoir d'achat à 20 centimes de notre monnaie. Ce n'était pas trop cher si l'on songe à la difficulté les communication et à l'état des chemins en ce temps-là.
Le 8 décembre 1708, une nouvelle ordonnance royale fixa le tarif suivant :
Pour un trajet inférieur à 20 lieues : 3 sous. - De 20 à 40 : lieues 4 sous. - De 40 à 60 lieues : 5 sous.. - De 60 à 80 lieues : 6 sous. - De 80 à 100 lieues : 7 sous. - De 100 à 120 lieues, : 8 sous. - De 120 à 150 lieus : 9 sous. - De 150 à 200 lieues : 10 sous.
En 1759, dans la déclaration royale du 8 Juillet, on voit tenir compte pour la première fois du poids de la lettre fixée à 2 gros (près de 4 grammes ), avec le tarif suivant :
Pour moins de 20 lieues : 4 sous. - De 20 à 40 lieues : 6 sous. - De 40 à 60 lieues : 7 sous. - De 60 à 80 lieues : 8 sous. - De 80 à 100 lieues : 9 sous, - De 100 à 120 lieues : 10 sous. - De 120 à 150 lieues : 12 sous. - Pour 150 lieues et au delà : 14 sous.
Le décret du 22 avril 1791, en stipulant que le poids de la lettre pouvait atteindre un quart d'once, fixa à 4 sous le transport d'une lettre dans le même département. Peu de temps après, le 27 nivôse an III (7 janvier 1795 ) ce prix fut porté à 5 sous.
D'autres décrets modifièrent encore les taxes, mais ce ne fut pas, en général, pour les réduire, au contraire.
Dans le premier tiers du XIXe siècle, on se plaignait fort, en France, de l'énormité des taxes dont était frappé le port des lettres. Ces taxes étaient toujours, comme deux siècles auparavant, calculées suivant la distance. Elles étaient énormes pour les lettres qui allaient d'un bout de la France à l'autre. Un journaliste d'alors, qui protestait contre l'excès de ces redevances, disait qu'une lettre venant de Toulon à Paris coûtait, à celui qui la recevait, la valeur d'une journée de travail. Au tarif de 1827, il fallait payer pour expédier une lettre de Marseille à Paris la somme de 1 fr. 20.

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Bientôt, heureusement, un grand progrès allait s'accomplir par l'emploi du timbre-poste.
Parmi les curieux documents qui constituent dans notre grande page en couleurs l'histoire de la poste aux lettres par ['image, se trouve le portrait de sir Rowland Hill, l'inventeur de la vignette postale.
Sir Rowland Hill était riche et grand ami du tourisme comme le sont tout les Anglais. Or, un jour de l'année 1835 qu'il voyageait, dans le nord de l'Angleterre, il
s'arrêta dans une modeste auberge village pour déjeuner. Au même instant, un facteur se présentait, apportant une lettre. Une jeune fille sortit sur le pas de la porte pour recevoir le pli, l'examina, le retourna, puis demanda quel était le prix du port. La somme était grosse, au moins pour elle : le facteur réclamait un shilling. La jeune fille soupira, dit que la lettre venait son frère, mais qu'elle n'avait pas d'argent, et se voyait obligée de la rendre au facteur.
Rowland Hill, ému de pitié, s'offrit à payer le port. La jeune fille refusa avec vivacité. Et malgré son insistance, maintint son refus. Le voyageur passa outre, et le facteur s' éloigna, ayant touché son shilling. Dès qu'il eut le dos tourné, la destinataire de la lettre dit à son bienfaiteur la raison de sa résistance.
- Nous sommes si pauvres, expliquait-elle, que pour nous dispenser d'affranchir nos lettres, nous avons convenu d'inscrire sur l'enveloppe deux ou trois signes qui nous permettent de savoir si nous sommes l'un et l'autre en bonne sauté. Quant à la lettre elle-même, ce n'est qu'une page de papier blanc.
Rowland Hill s'en alla. Et, comme c'était un sage, il se dit qu'un système qui donnait lieu à de telles fraudes devait être un mauvais système, Il observa également que l'Angleterre, où les membres d'une même famille le plus souvent éloignés les uns des autres, devrait avoir un mode de correspondance moins cher et plus égal pour tous.
L'idée du timbre-poste était née. Et comme son auteur était un homme tenace, il fit agréer ses vues par le gouvernement britannique. Mais ça ne se fait pas du jour au lendemain, une commission d'enquête fut nommée par l'Administration postale pour étudier le projet. Le 13 février 1837, sir Rowland Hill proposait d'employer « un petit carré de papier de grandeur suffisante pour recueillir le sceau postal ». Ce petit carré de papier, ajoutait-il, « pourrait être enduit sur son autre face d'une colle légère qui permettrait à l'acheteur de le fixer au dos d'une lettre en s'épargnant les ennuis d'une nouvelle adresse ».
C'était là, imaginé du premier coup, le timbre-poste tel que nous l'employons. Mais la poste anglaise ne crut pas devoir appliquer immédiatement cette idée si pratique. Elle préféra au timbre l'enveloppe postale portant un vignette compliquée. Mais bientôt elle finissait par où elle aurait dû commencer et mettait entièrement en pratique l'idée de Rowland Hill.
Le premier timbre fut créé le 10 janvier 1840. c'est le timbre noir, le « penny black » dont nous donnons la reproduction. En 1841, il devint rouge et, en 1854, il fut perforé sur ses quatre côtés. Le prix du port des lettres, pour toute la Grande Bretagne, était de dix centimes.

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La France hésita neuf ans avant de suivre le bon exemple, et les Français furent infiniment moins favorisés que leur voisins. Le premier timbre, créé le 1er janvier 1849, fixait le port des lettres à 0.20.
Un an plus tard, le gouvernement élevait le tarif à 0.25. En 1853, on revenait à 0.20, pour remonter à 0.25 en 1871. En 1878, ou se décida pour 0.15 et, en 1906, on en vint enfin au tarif de 0.10 dont les Anglais jouissaient depuis 66 ans.
Nous ne profitâmes que pendant dix ans de ce prix réduit. La guerre vint ; en 1916, on remonta à 0.15. Et nous voici revenus, aujourd'hui, au prix fort de 0.25. tarif qui n'avait plus été appliqué depuis les jours de misère et de deuil de 1871.
L'État, en appliquant ce tarif et en relevant considérablement toutes les taxes postales, télégraphiques et téléphoniques, s'imagine que le pactole va couler dans ses coffres. Quelle erreur !.. Les gens qui décident ces augmentations fiscales ne doivent être pourtant ni assez ignorants ni assez naïfs pour compter sérieusement sur ce résultat. Il est une loi économique immuable qui veut que la consommation en toutes choses augmente quand les prix sont bas, et qu'elle diminue considérablement quand les prix sont trop élevés.
Les P.T.T. ont fait dans le passé quelques expériences, pourtant convaincantes, de cette loi. Ils vont en faire une nouvelle.
En 1871, quand on releva la taxe des lettres à 0.25, on espérait une plus-value de 20 millions ; on n'en obtint pas même la moitié.
L'excès des taxes fiscales produit, suivant la pittoresque expression de Mirabeau le père, l'effet de l'épervier sur la basse cour : il fait fuir la matière imposable. Quand le timbre est figé à un prix trop
élevé, on écrit le moins possible ; quant-il est à un prix raisonnable, on cent beau coup.
Lorsqu'en 1900 fut effectuée la réduction du timbre de 0.15 à 0.10, on constata que cette réduction n'avait causé dans les recettes qu'un fléchissement momentané. Bientôt, la lettre coûtants moins cher, les Français prirent l'habitude d'en écrire un plus grand nombre, et le déficit prévu fut comblé.
C'est une expérience qui a toujours réussi. Autrefois, les cartes pneumatiques, les « petits bleus » valaient 50 centimes ; on des abaissa à 30. Immédiatement, l'augmentation de consommation fut assez forte pour compenser d'emblée la diminution de prix. La réforme n'entraîna pas de même la première année.
Depuis la guerre, le « petit bleu » a été reporté à 40 centimes ; le public s'en est servi beaucoup moins on en élève aujourd'hui le prix à 60 le public ne s'en servira plus du tout.

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En somme, les nouvelles taxes postales, télégraphiques et téléphoniques, sont des taxes prohibitives au premier chef. Elles gêneront considérablement le commerce, l'industrie, les affaires, et feront encore augmenter le prix de la vie - pourtant assez élevé ; Dieux merci !... Quant aux profils qu'elles doivent fournir au Trésor... nous en reparlerons.
Leur plus clair résultat sera de diminuer la besogne des P.T.T.. D'aucuns s'en réjouiront peut-être. Tant pis pour eux, et tant pis pour la France ! Un pays où la circulation postale et télégraphique est réduite, où l'usage du téléphone diminue, un pays où les progrès de la civilisation ne peuvent plus être mis à la portée de tous, est un pays en décadence. Toute diminution d'activité des services publics est un signe d'affaiblissement. Les théories et les pratiques de Malthus, en quelque ordre qu'elles soient appliquées, mènent tout droit à la mort.

Ernest LAUT.

 

Le Petit Journal Illustré du dimanche 18 avril 1920