VARIÉTÉ

 


Règlement de comptes

  1. Au mois de mars dernier, lord Fisher, l'illustre amiral anglais qui constitua la grande flotte, exposa dans le Times la généreuse idée que voici :
    « Toutes les nations, écrivait l'amiral, ont dépensé le meilleur de leur sang, et c'est par la volonté de Dieu, non par leurs propres forces, qu'elles ont vaincu.
    « Chaque pays demande, en ce moment, au voisin, le remboursement en argent de tout ce qui a été dépensé pour la cause commune, et cela prend tout l'air du prix du sang, comme si nous étions en train d'établir notre bilan sur ces millions de jeunes âmes qui ont sacrifié leur vie à la liberté et non a l'Argent
    « Est-ce qu'on ne pourrait pas passer l'éponge sur toutes ces dettes internationales ? C'est l'Angleterre qui y perdra le plus. Qu'elle prenne la tête de ce mouvement. Et nous inspirant du grand exemple qui semble fait pour nous. disons à tous : « Je vous remets toutes vos dettes. »
    L'Angleterre, jusqu'à présent, n'a pas répondu au noble voeu exprimé par l'amiral. Quant à l'Amérique, elle ne semble pas disposée à l'entendre.
    Sans doute, aux États-Unis aussi, quelques voix généreuses se sont élevées pour que, les avances faite, à la France pendant la guerre ne soient pas réclamées ; mais ce furent, des voix isolées qui ne trouvèrent aucun écho dans les hautes sphères politiques.
    Elles disaient cependant, ces voix, que 1a France avait assez souffert, qu'elle s'était sacrifiée pour sauver l'humanité de la barbarie, et que l'abandon de quelques dollars et de quelques bank-notes ne paieraient que bien insuffisamment tant d'horreurs subies et tant de sacrifices consentis.
    Mais on ne les écouta pas. Business arc business.. L'argent avancé à la France par les États-Unis pendant la guerre doit être remboursé, au taux du change, et avec Les intérêts. Business are business les affaires sont les affaires ! Pas de sentiment dans les questions d'argent !

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Fort bien ! Mais alors que ne mettons-Fort bien ! Mais lors que ne mettons nous en pratique, nous aussi, l'impitoyable formule. Et puisque les États-Unis nous réclament l'argent qu'ils nous ont avancé pour assurer la liberté du monde, pourquoi ne leur réclamerions-nous pas, à notre tour, l'argent que nous avons dépensé jadis pour assures, leur propre liberté.
Nul n'ignore qu'en l'an 1777, les « Insurgents » d'Amérique s'étant révoltés contre l'Angleterre, 1e marquis de La Fayette vendit une partie de ses biens, fréta un vaisseau et s'en fut mettre son épée au service de l'indépendance américaine.
Deux ans plus tard, rentré en France, après avoir conquis sur les champs do bataille du nouveau monde la renommée d'un noble coeur et d'un grand soldat, il ne songea qu'à exploiter sa popularité au profit de ses amis d'Amérique, et, aidé de Beaumarchais, il obtint du roi Louis XVI le concours effectif de la France clans la guerre de l'indépendance américaine.
Au commencement de 1780, un corps expéditionnaire de 6.000 hommes, sous le commandement du lieutenant-général de Rochambeau, partait pour l'Amérique.
D'autre part, Beaumarchais recevait du gouvernement français les subsides nécessaires pour ravitailler l'Amérique en armes et en munit ors ; il frétait une flotte de vaisseaux, qui transportèrent à travers l'Atlantique des centaines de canons, des milliers de fusils, de la poudre, des mortiers, des bombes. il construisit même des navires de guerre et, pour couvrir les frais de construction de cette flotte, il eut l'idée d'ouvrir une souscription publique dans tout le royaume.
Il fit tout cela pour l'honneur, pour la gloire de collaborer à l'oeuvre de délivrance des Etats-Unis ; et, loin d'en tirer profit, il s'appauvrit,
Comme quoi, vous le voyez, il y a quelquefois des fournisseurs de l'État qui ne font pas fortune.
Beaumarchais avait mis toutes ses ressources personnelles dans l'entreprise. L'Amérique devait le rembourser. Elle se contenta d'éplucher ses comptes à plusieurs reprises et de discuter pour gagner du temps. Enfin, en 1793, elle reconnut qu'il était dû a Beaumarchais une somme de 2 millions 280.000 francs Mais le gouvernement américain d'alors n'était pas pressé de payer ses dettes ; Beaumarchais ne reçut pas un sou. Il s'était consolé de l'ingratitude américaine en écrivant des chefs d'oeuvre ; et de même que le gouvernement français ne réclamait pas les frais de l'expédition, de même Beaumarchais ne réclamait plus rien.
Bref, en 1835 seulement, l'Amérique consentit à verser à sa famille une somme de 800.000 francs en tout et pour tout. Il avait trente-six ans que le père de Figaro était mort dans un état de la pauvreté, en sa maison de la rue Saint-Antoine.

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Eh bien, que ne réclamons-nous à l'Amérique - avec les intérêts - ce qu'elle eût dû, logiquement, rembourser à la Franc pour sa participation dans la guerre d'Indépendance. M. Jean Rey, un de nos confrères qui jouit dans les milieux scientifiques et industriels d'une haute autorité, a fait le calcul de ce que nous devrai l'Amérique.
« Voici les chiffres, dit-il : en 1787, le gouvernement de Louis XVI avait dépensé environ 300 millions de livres valant 750 millions de francs (valeur de 1914), Jamais les Etats-Unis n'en ont remboursé la moindre partie. Puisque l'on entend que non remboursions les 3 Milliards de dollar avec les intérêts que les États-Unis nous ont prêtés pendant la guerre, quelle raison y a-t-il à, ce que nous ne réclamions pas, avec les intérêts, la dette ancienne contractée vis-à,-vis de nous-mêmes ? Il n' a pas prescription de trente ans pour les États comme pour les particuliers. Si nous n'avons rien réclamé jusqu'ici, c'est que d'une part, nous n'en avions pas besoin et que, d'autre part, les États-Unis n'auraient pu nous rembourser. Or, de quelle somme s'agit-il A 5 p. 100 d'intérêt, taux faible - inférieur a ce qu'il a été presque toujours aux États-Unis - la somme de 750 millions de francs capitalisée pendant 133 ans, représente aujourd'hui, avec le intérêts, 98 milliards de dollars. Si l'on en déduit les 3 milliards de dollars que les États-Unis nous ont prêtés et les 15 milliards de dollars qu'ils ont dépensés en frais de guerre, il reste à notre crédit 80 milliards de dollars. C'est la somme que notre gouvernement doit réclamer aux États-Unis, réclamation qui sera comprise de tous les citoyens de cette nation ; avant tout positifs et pratiques. Je ne voix pas, dans la négative, quelle pourrait être la réponse du gouvernement américain et sur quoi il se baserait pour refuser d'accepter le principe même de cette revendication...
Et M. Rey conclut :
« L'idée de réclamer aux États-Unis les frais de la guerre de l'indépendance, n'est pas nouvelle. Elle a été émise chez eux a diverses reprises mais il faudrait que la presse, chez nous, la rendit populaire en montrant que si nous avont pu longtemps faire les généreux, le temps en est passé maintenant, d'autant plus que dans le calcul ci-dessus, nous avons supposé qu'on déduisait de la dette les frais que la guerre actuelle a coûtés aux États-Unis. Dans tous les cas, l'argument est à retenir, c'est de la bonne et sûre polémique. Tous les Américains, soyons-en sûrs, en comprendront la portée. »

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Oui, le temps est passé de faire les généreux. C'était bon quand nous étions riches. Nous ne le sommes plus. N'est-ce point assez d'avoir donné le sang français pour la liberté des autres peuples ?... L'Amérique réclame le paiement de la dette que nous avons dû contracter vis-a,-vis d'elle pour sauver l'univers de la tyrannie allemande ; nous n'avons plus de raison de lui faire cadeau des sommes que nous avons dépensées jadis pour l'arracher au joug des étrangers.
Business are business !... L'heure n'est plus à l'idéalisme et au désintéressement. Réclamons notre dû. Souvenons nos de Beaumarchais !...
Nous devons 3 milliards de dollars a. l'Amérique ? Soit !. Mais l'Amérique nous en doit 80 !...
Payez les premiers, messieurs les Américains !
Ernest Laut.

Le Petit Journal Illustré du dimanche 9 mai 1920