La crise du logement
L'amusante gravure en couleurs
de notre première page en montre plaisamment les conséquences.
Le jeune couple, récemment marié, a cherché
vainement un logis. Rien ! pas le plus petit appartement. Alors,
comme il faut bien trouver un nid, on vient chez belle-maman.
Et belle-maman, trop heureuse d'avoir encore sa fille sous son aile,
prépare amoureusement la chambre des nouveaux mariés,
et, secrètement, au fond de son coeur, bénit la crise
du logement.
***
Il n'en est pas moins vrai que cette crise prend de jour en jour
des proportions inquiétantes. Elle en arriverait, si elle
durait et s'aggravait encore, à compromettre l'avenir de
la race. Car, tous les jeunes époux n'ont pas comme celui
qu'a peint notre dessinateur, une belle-maman bienveillante, et
qui possède un logis assez grand pour y abriter sa fille
et son gendre.
Faute de pouvoir trouver un appartement, beaucoup de fiancés
reculent infiniment leur mariage. La crise du logement est, vous
le voyez, grosse de conséquences.
***
Jamais, en aucun temps, elle n'eut, à Paris, une telle acuité.
Au moyen âge, tant que Paris n'est qu'une modeste cité,
on s'y loge facilement et a bon marché. Mais, dès
le XVIe siècle, une hausse considérable se produit,
sur les loyers. La population de Paris augmente ; la propriété
bâtie triple de valeur.
La plus-value est encore plus sensible pendant le XVIIe siècle.
« Elle a pour cause à la fois, dit M. d'Avenel, le
savant économiste, le renchérissement des terrains
et celui des matériaux de construction. Le progrès
du luxe y joue son rôle, l'aisance accrue de la bourgeoisie
parisienne, et aussi l'immigration dans la capitale d'une partie
de la haute noblesse, de la noblesse riche qui, de tous les points
du royaume, vint élire domicile à Paris. Sous ces
influences multiples, le prix moyen des immeubles parisiens (prix
de vente), qui avait été de 5.650 francs au XVe siècle,
et de 15.500 au XVIe, saute au XVIIe à 75.000 francs.
« La moyenne des loyers était de 1.800 fr. au commencement
du XVIIe siècle ; de 1650 à 1675, elle passa à
4.400 francs... »
Les écrivains du temps,
même les poètes burlesques, notent cette augmentation
invraisemblable des loyers. Claude Le Petit, notamment, écrit
dans son Paris ridicule, publié en 1658 :
Maintenant que dedans Paris,
Les logis sont fort renchéris,
Chacun dans son gîte tient ferme.
Et tel est peut-être en prison,
Afin de s'épargner le terme.
Qu'il payerait d'une maison.
L'âpreté des propriétaires
fut même telle à cette époque que le Parlement
dut intervenir pour arrêter cette hausse progressive des loyers
qui menaçait de compromettre la paix et la prospérité
publiques.
Au XVIIIe siècle, les loyers diminuent un peu. Cela tient
à ce que Paris s'étend, à ce que de nouveaux
quartiers se forment aux alentours des boulevards. Vers 1750, on
commence à franchir la ligne des anciens remparts. Cela décongestionne
le centre de la ville et fait diminuer le taux des loyers. Mais
bientôt, l'accroissement du chiffre de la population, l'augmentation
du prix des terrains, des matériaux, de la main-d'oeuvre
ramènent les mêmes effets.
La progression des loyers au cours du XIXe siècle est simplement
fantastique. En voulez-vous une idée ? Voici des chiffres
extraits d'une statistique publiée en 1911 par le ministère
du Travail. Ils portent sur le prix d'un même logement - d'un
tout petit logement - pendant un siècle.
En 1810, ce logement était loué 80 francs; en 1820,
100 francs ; en 1850, 120 francs ; en 1870, 220 francs ; en 1900,
320 francs ; en 1902, 350 francs ; en 1905, 400 francs ; en, 1910,
460 francs. On en demanderait pour le moins sept à huit cents
francs aujourd'hui.
Vous pouvez constater d'après cette statistique que c'est
surtout au cours du dernier demi-siècle que le prix des loyers
a augmenté dans des proportions invraisemblables. En quarante
ans, au début du siècle, de 1810 à 1850, le
prix du logement dont il s'agit n'avait guère été
plus augmenté qu'il ne le fut à la fin, dans une période
de deux ans. de 1900 à 1902.
La hausse des loyers fut surtout
rapide à partir de 1910. Elle atteignit les logements de
tous les prix. On peut dire que, dans les quatre ou cinq ans qui
précédèrent la guerre, les loyers augmentèrent
à Paris de 30 à 40 % pour tous les appartements, aussi
bien pour ceux de 500 francs de loyer annuel que pour ceux de 10.000
francs.
Cette hausse fut arrêtée momentanément, par
la guerre, mais elle a repris avec une vigueur nouvelle depuis l'armistice.
Toutes les raisons qui entraînent naturellement l'augmentation
des loyers et la rareté des logements se sont trouvées
réunies. La guerre a raréfié la main-d'oeuvre
et accru considérablement la valeur des matériaux
; la propriété bâtie est chargée, fiscalement,
plus qu'elle ne le fut jamais. Et la demanda, en ce qui concerne
les logements, dépasse l'offre considérablement.
Il faut compter que, pendant plusieurs années, la France
va servir de lieu de pèlerinage au monde entier. Paris, déjà
surpeuplé, le sera de plus en plus ; et cette surpopulation,
sans cesse croissante, entraînera, fatalement une augmentation
constante du prix de la vie en général et des loyers
en particulier.
Tel est l'avenir qui nous attend, puis qu'on n'a pas pris les mesures
nécessaires sinon pour conjurer, au moins peur atténuer
cette crise.
A une seule époque, dans l'histoire, on constate une diminution
dans le Prix des loyers à Paris, c'est au XVIIIe siècle,
alors que, comme nous le disons plus haut, Paris s'étend
au large des anciens remparts. Que ne s'est-on souvenu de cela ?
Il eût fallu abattre les fortifications, faire de nouveaux
quartiers, favoriser et protéger la bâtisse.
On n'en a rien fait. Les maisons commencées avant la guerre
ne sont pas encore terminées et (le Petit Journal nous
en informait récemment), la démolition des «
fortifs » est complètement abandonnée.
Dans ces conditions, la crise ne peut que s'aggraver et les logements
devenir de plus en plus rares et de plus en plus Chers.
Ah ! pauvres jeunes mariés, résignez vous à
demander l'hospitalité à belle-maman !
Ernest LAUT.