l'ovation au mécanicien
La scène que représenta notre
première page en couleurs, n'est point une composition simplement
inspirée par l'actualité. Notre dessinateur en fut le témoin
à la gare Saint-Lazare ; et c'est sous l'impression même de
ce qu'il venait de voir qu'il en a fixé le souvenir pour les lecteurs
du Supplément illustré du Petit Journal.
Cette page a donc toute la valeur d'un document. Et elle témoignera,
partout où va notre journal, c'est-à-dire dans le monde entier,
des sentiments de réprobation de l'opinion publique à l'égard
des meneurs révolutionnaires qui tentent de bouleverser la vie sociale,
en même temps que de ses sentiments de reconnaissance à l'égard
des volontaires qui remplacent dans les services publics les grévistes
défaillants.
Un journal parisien qui, pourtant, ne se fait pas faute de flagorner la
C.G.T., était obligé de convenir, ces jours derniers, que,
depuis la grève, c'est-à-dire depuis que les mauvais éléments
de la profession cheminote chôment et sont remplacés par des
ouvriers sérieux et des volontaires zélés, les trains
arrivent à l'heure, parfois même avec une avance de quelques
minutes sur l'horaire. Voilà qui n'était pas commun auparavant,
sur le réseau de l'État, surtout. Si c'est la grève
qui nous vaut cette exactitude, se disent les voyageurs, ne nous en plaignons
pas. A quelque chose malheur est bon.
Fort justement, voici un train qui arrive à l'heure. Il a marché
rondement, bien conduit, sans cahots. Les voyageurs, étonnés
et ravis, descendent des wagons ; une pensée commune de gratitude
les arrête tous à la hauteur de la locomotive. Le mécanicien
est là. On s'imagine que c'est un vieux routier de la voie... Pas
du tout ! C'est un tout jeune homme, élève d'une de nos grandes
écoles qui, momentanément, a abandonné ses études
pour venir mettre sa science technique et sa jeune expérience au
service de la cause sociale. Sous la couche de charbon qui les recouvre,
ses mains apparaissent fines ; ses traits sont délicats. N'était
son visage tout barbouillé de noir, on le verrait rougir, car l'ovation
de la foule monte, irrésistible ; les chapeaux s'agitent, les mains
se tendent, les applaudissements éclatent ; on crie : bravo ! merci
! Dans un geste charmant, une jeune femme, qui rapportait des fleurs de
la campagne, les offre au jeune mécanicien qui se penche pour les
recevoir.
***
C'est un bourgeois, ce petit mécanicien un de ces fils de bourgeois
que nos syndicalistes révolutionnaires, dans l'erreur où les
tient l'absurde préjugé de la lutte des classes, s'imaginaient
impropres à tout travail manuel, et résignés à
se laisser égorger sans résistance. Et ce petit bourgeois
besogne fort bien de ses mains. Il a le savoir technique ; rapidement il
a acquis l'habileté professionnelle ; et, monté sur une machine,
il la conduit aussi bien qu'un vieux mécanicien.
Pour des gens qui veulent gouverner le monde, nos révolutionnaires
manquent un peu trop de psychologie. Ils doivent s'apercevoir aujourd'hui
combien il est dangereux de mépriser ses adversaires sans examen.
Avant de déclencher des grèves politiques qui n'aboutissent
qu'à leur causer les plus cruels mécomptes et les pires désillusions,
que ne se sont-ils souvenus d'une prophétie que fit naguère
Jaurès - Jaurès qui, resté malgré tout un bourgeois,
ne se trompait pas sur la valeur de la classe bourgeoise.
Jean Lecoq, ces jours derniers, reproduisait dans le Petit Journal
les parties essentielles de cet article vraiment prophétique écrit
par le tribun socialiste, au moment des grèves de l'électricité
à Paris, en 1906.
« Le prolétariat, écrivait alors Jaurès, se tromperait
gravement s'il se représentait toute la bourgeoisie comme une classe
absolument veule et épuisée. Il s'en faut qu'elle soit à
bout de forces. Elle a des réserves profondes d'énergie et
d'intelligence. Elle luttera jusqu'à l'épuisement... »
Et le rhéteur, plus avisé, certes, que nos révolutionnaires
d'aujourd'hui, montrait combien cette classe est entreprenante et fertile
en inventions sociales. En cas de grève générale elle
serait, disait-.il, « capable de mettre la main à l'oeuvre.
Elle formerait des équipes de travailleurs, et ce serait encore une
forme du sport.
« Dans le Nord, ajoutait Jaurès, les fils des plus grands patrons
travaillent d'abord aux usines comme ouvriers, apprenant dûment
le travail qu'ils auront à diriger plus tard, Le service militaire
obligatoire pour tous, les exercices sportifs imités de l'Angleterre,
même les formes les plus techniques et scientifiques du grand luxe
moderne, l'habitude de manier les appareils électriques, la pratique
de l'automobilisme, et bientôt de l'aviation, tout contribue à
donner à la bourgeoisie une activité physique et technique,
une force des muscles et une adresse des mains qui, à certaines heures
de crise sociale trouveraient leur emploi... »
Eh bien, cette heure de crise sociale est venue, et la bourgeoisie en a
triomphé par son activité technique et physique. Les grèves
avortent l'une après l'autre. La prophétie de Jaurès
s'est réalisée de point en point. Et Messieurs de la C.G.T.
sont quinauds.
Quand je vous dis que ces gens-là ne sont pas psychologues pour deux
sous !
***
Mais l'expérience ne doit pas être perdue.
Déjà, en maints pays de l'étranger, on s'est organisé
pour remédier aux grèves qui tentent d'arrêter les services
publics.
A Barcelone, où naguère, les éléments anarchistes
fomentèrent à maintes reprises de telles grèves, l'association
des « Somatenès » s'est fondée pour pourvoir en
pareil cas au fonctionnement de la vie publique. Ces Somatenès, recrutés
dans toutes les classes de la société, chez les ouvriers sérieux
aussi bien que chez les bourgeois et même dans l'aristocratie, sont
divisés en équipes spécialisées. Quelle que
soit la grève qui éclate, les Somatenès arrivent avec
leurs cadres techniques et remplacent aussitôt les ouvriers défaillants.
La Suisse possède aussi une organisation du même genre. On
sait, d'autre part, que lors de la grande grève des cheminots qui
éclata en Angleterre au mois de septembre 1919, nos voisins firent
appel aux initiatives de tous et la vie du pays ne fut pas arrêtée.
Nous commençons à notre tour à réagir contre
l'action révolutionnaire. Une Union Civique créée
récemment a rendu de grands services dans les grèves et a
concouru largement à assurer la continuité des services publics.
Il faut que de telles entreprises subsistent même quand les grèves
seront finies, qu'elles se développent, cruelle, soient fortes et
toujours prêtes à intervenir dès qu'éclate un
conflit de nature à suspendre la vie sociale.
Il faut qu'on prenne toutes les précautions, toutes les mesures nécessaires
pour que jamais la marche des services publics ne puisse être interrompue
ou même entravée par l'action révolutionnaire. L'existence
du pays en dépend.
Il faut surtout que disparaisse à tout jamais de la classe bourgeoise
le vieux préjugé contre les travaux manuels. Tout jeune Français,
à quelque classe, à quelque rang qu'il appartienne, devrait
connaître un métier. Dût-il n'avoir jamais à y
recourir pour vivre, il faut qu'il sache faire oeuvre de ses mains.
A cette condition les grèves antipatriotiques seront brisées,
les services qui sont les principes vitaux de la nation seront assurés.
La France vivra.
Ernest Laut
Le Petit Journal Illustré du dimanche 30 mai 1920