En cotte bleue
Un écrivain fort oublié du
XVIIIe siècle, M. de Forges, écrivait en 1764, dans un livre
intitulé : les Véritables intérêts de la
patrie :
« Nous avons vu dans Paris un échantillon du contraste anglais,
lorsque nos petits-maîtres, ayant épuisé, les modes
et ne sachant plus que copier, imitèrent messieurs de Londres et
se crurent fort immorale habillés en portant du coutil. Cette espèce
de mascarade, qui confondait le maître avec le valet, n'a heureusement
duré que quelques mois, et n'a conséquemment servi qu'à
faire connaître davantage les ridicules d'un négligé
malpropre et rustique. »
Ainsi, déjà il y a plus d'un siècle et demi, «
messieurs de Londres » comme dit plaisamment notre auteur, portaient
du coutil. Mais ce ne devait être alors que par pure affectation de
simplicité. C'était en ce temps-là, le snobisme à
la mode chez les gens dit bon ton : se rapprocher de la nature et, par conséquent,
s'habiller avec les étoffes qu'employaient, les gens des campagnes.
Les belles dames, aussi, à cette époque-là, se travestissaient,
en bergères, mais en bergères toutes fanfreluchées,
enrubannées et parfumées. De même, il est infiniment
probable que messieurs de Londres et messieurs de Paris, lorsqu'ils s'habillaient
de coutil, exigeaient que, du moins, leurs vêtements de toile sortissent
de chez le bon faiseur.
Aujourd'hui, c'est une autre raison qui entraîne messieurs de Londres,
après messieurs de New-York, à porter le vêtement de
travail de l'ouvrier. Il s'agit de protester publiquement contre la cherté
sans cesse croissante des habillements de drap.
Le mouvement est parti d'Amérique. C'est à Birmingham (Alabama)
que, dès le milieu du mois dernier, quelques gros industriels prirent
le parti, en raison des prix exorbitants que leur réclamaient leurs
tailleurs, de s'habiller comme leurs ouvriers. On les vit passer dans leurs
somptueuses automobiles, vêtus de cottes et de salopettes »
en toile bleue.
L'idée parut originale et bien américaine. Elle fit son chemin.
Quelques jours plus tard, New-York et Chicago virent passer des processions
d'hommes de loi, d'employés de banque et de commerçants tous
revêtue de ce costume de toile qu'un orateur a décrit comme
« l'uniforme de ceux qui protestaient contre les profiteurs ».
Dans d'autres villes, les maires et les fonctionnaires civils ont fait leur
travail en salopette bleue et, à Cleveland, le juge Kennedy a donné
une sanction juridique à la nouvelle mode en apparaissant sur son
Siège revêtu du même costume. Le procureur général,
les avocats et les employés du tribunal portaient aussi l'humble
accoutrement du travailleur manuel.
Ne voulant pas être en reste, le clergymen des diverses régions
du pays ont annoncé leur intention de prêcher habillés
de la même façon. Et l'on vit même un représentant
du peuple, suivre cet exemple ; c'est M. Hupschaw, député
de la Georgie, qui vint au Congrès vêtu d'une combinaison en
toile bleue.
La mode de l' « overall » - ainsi nomme-t-on en Amérique
le vêtement bleu des travailleurs manuels - n'a pas tardé à
passer l'Atlantique. On la lance maintenant en Angleterre. Ces jours derniers,
les journaux de Londres racontaient qu'un député, M. Prettymann,
avait fait une entrée sensationnelle à la Chambre des communes,
en portant un costume de toile bleue, du type de ceux que les croisés
de l'économie ont lancés en Amérique.
« Son apparition, disaient nos confrères anglais, a produit
une émotion d'autant plus compréhensible que dans la salle
de séances, jusqu'à il y a très peu d'années,
aucun député n'aurait eu le courage de se faire voir sans
la redingote et le chapeau haut de forme. Le costume qu'il exhibait était
taillé sur la forme d'un vêtement ordinaire, mais en toile
au lieu d'être en drap. L'honorable Prettymann a expliqué plus
tard dans les couloirs à ses collègues, que le costume qu'il
avait inaugure coûtait 30 shillings seulement, tandis qu'un costume,
a de drap, des plus modestes, ne coûte pas moins de 12 livres sterling.
M. Prettymann est le président de l'Union des classes bourgeoises
et, en cette qualité, il a pu se permettre de manifester son sans-gêne
en se présentant ainsi rhabillé au palais du Parlement »
Les journaux anglais ajoutaient que depuis quelque temps, on voyait assez
souvent dans las rues de Londres, des costumes du même genre, et qu'il
ne serait point surprenant que l'exemple de M. Prettymann trouvât
de nombreux imitateurs.
L' « overall » après avoir passé l'Atlantique,
passera-t-il Je détroit ? Et la mode s'en imposera-t-elle chez nous
? J'en doute un peu. Nous sommes peu enclins à ce genre de snobisme
et n'avons pas grand goût pour ces manifestations extérieures.
Au surplus, quel serait le plus clair résultat d'une telle motte?
La toile n'est déjà pas très abondante, et le «
bleu » qui, avant la guerre, se payait très bon marché,
vaut une soixantaine de francs pour le moins aujourd'hui. Si tout le monde
se mettait à en porter, le prix s'en accroîtrait d'autant,
au grand détriment de ceux qui en ont besoin pour leur travail et
qui ne s'habillent pas en salopette par snobisme.
Le vêtement de toile augmenterait ; celui de drap ne diminuerait pas.
Nous serions bien avancés !
Le plus sage, en attendant que les prix des vêtements redeviennent
normaux, c'est d'user sans vergogne nos vieux habits jusqu'à la corde.
Il n'y a pas de déshonneur, par le temps qui court, à faire
retourner ses paletots, à, faire mettre des fonds à ses pantalons,
à porter ses frusques un peu élimées, un peu fripées.
Si vos vêtements sont encore mettables, ne rougissez pas de les mettre,
si fatigués qu'ils soient. Un vêtement neuf est du superflu,
tant que les vieux vêtements ne sont pas complètement usées.
Restrictions, restrictions ! Si, dans tous les pays du monde, on avait appliqué
strictement le programme contenu dans ce simple mot, il y a longtemps peut-être
que le problème de la vie chère serait résolu.
Ernest Laut
Le Petit Journal Illustré du dimanche 6 juin 1920