VARIÉTÉ

Recordmen du Tour du Monde

L' Aéro-Club d'Amérique prépare en ce moment la plus grande épreuve sportive in the world : le tour du monde en avion.
En combien de temps les aéroplanes américains boucleront-ils la boucle terrestre. Cela dépend de la route choisie. Mais il est dès à présent démontré que, même en prenant l'itinéraire le plus long, un aviateur pourra, sauf accidents imprévus, accomplir le tour du globe en dix à douze jours au plus.
Nous voilà loin de Phileas Fogg, et de son fidèle Passe-partout, plus loin encore des Dumont d'Urville et autres navigateurs qui firent le tour du monde par mer au XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, en l'espace moyen de trois ans ; et extrêmement loin de l'aventureux gentilhomme anglais John Mandeville, le premier voyageur qui tenta cette épreuve sensationnelle.
John Mandeville avait quitté l'Angleterre le 12 juin 1322, avec l'intention de visiter de lointains pays. Son intention était d'aller jusqu'en Tartarie et au Cathay - c'est ainsi qu'on appelait la Chine à cette époque. - Un jour, l'idée lui vint que la terre était ronde et qu'en continuant sa route toujours dans le même sens, il aurait peut-être la possibilité de revenir à son point de départ. Il essaya et il réussit. Son voyage avait duré trente-quatre ans.
Jolm Mandeville, il est vrai, n'avait pas l'intention d'établir un record ; il voyageait à petites journées et s'établissait pour de longs jours partout où il trouvait bon accueil.
On peut en dire autant des navigateurs qui, tel l'amiral Dumont d'Urville, publièrent, au début du XIXe siècle, le récit de leurs voyages autour du monde. Ils naviguaient dans un but d'explorations et de recherches scientifiques, mais jamais, assurément, pour établir des records.
Cependant, le tour du monde que faisaient ces marins était le véritable tour du monde, car dans l'ancienne marine à voiles, on n'admettait comme ayant réellement accompli cette épreuve de circumnavigation autour du globe que ceux qui, dans un même voyage, avaient doublé « les trois caps », c'est-à-dire le cap Horn, celui de Bonne-Espérance et la pointe de Torrès, en Australie.
Comment eût-on pu, d'ailleurs, songer un seul instant à faire le tour du monde autrement que par les routes maritimes, à une époque où les immenses solitudes le l'Amérique du Nord n'étaient point encore traversées par des lignes de chemin de fer ?

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Ce sont les conquêtes du rail à travers le continent américain qui permirent à Jules Verne d'imaginer le record établi par son Philéas Fogg, d'un tour du monde en 80 jours.
Rappelons comment le héros de Jules Verne avait prévu les étapes de son voyage :
De Londres à Suez par le Mont-Cenis
et Brindisi (railways et paquebots) 7 jours
De Suez à Bombay (paquebot) 13 -
De Bombay à Calcutta (railway).... 3 -
De Calcutta à Hong-Kong (paquebot) 13
De Hong-Kong à Yokohama (paq.).. 6 -
De Yokohama à San-Francisco (paq.) 22 -
De San-Francisco à New-York (rail- way) 7
De New-York à Londres (paquebot et rallway) 9 -

Total 80 jours

On sait quel fut le succès de l'ouvrage. Aussitôt, dans une foule de cervelles aventureuses, l'idée s'implanta de réaliser ce qu' avait rêvé l'imagination du romancier. On ne sera pas étonné d'apprendre que c'est en Amérique que se fit jour d'abord l'idée de faire, pour de vrai, le tour du monde en 80 jours et, si possible, en moins de temps. Mais ce qui paraîtra plus surprenant, c'est que ce fut une femme qui, a première, tenta l'aventure. Cette audacieuse personne s'appelait miss Nelly Bly. Elle était journaliste, attachée au World, de New-York.
Le 14 novembre 1885, miss Bly quitta New-York, passa en France et vint à Amiens rendre visite à Jules Verne. Je vous laisse à penser si le romancier fit bon accueil à la voyageuse. L'idée de faire une vérité de ce qui n'avait été qu'une fiction de son esprit l'enthousiasma. La voyageuse, enchantée de la réception du maître, s'en fut à Calais prendre la malle des Indes qui la mena à Brindisi. De là, elle partit pour Colombo. Le 23 décembre, elle débarquait à Hong-Kong. Elle est au Japon le 3 janvier 1890 ; le 7 elle s'embarque pour San-Francisco où elle n'arrive que le 21, après une traversée des plus mouvementées. Un train spécial est commandé pour la ramener à New-York ; mais la neige, tombée en abondance, bloque les voies.
La voyageuse n'arrive à son point de départ que le 25 janvier, ayant accompli le tour du monde en 72 jours, 6 heures, 11 minutes, 14 secondes - soyons précis !- et parcouru 42.000 kilomètres, c'est-à dire un peu plus que la longueur de la circonférence terrestre.

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Miss Nelly Bly garda quelques années son record, puis, un de nos compatriotes le lui enleva en faisant le tour du monde en 63 jours.
Ce recordman est un journaliste français, M. Gaston Stiegler. Il put gagner 17 jours sur Phileas Fogg et 9 sur miss Bly, grâce au transsibérien, alors en construction, et qui le conduisit d'abord jusqu'à Stretensk. De là, il dut emprunter la voie fluviale de la Chilka, puis de l'Amour, pour arriver à Khabarovsk où un autre tronçon du transsibérien le mena à Vladivostock.
Bref, au début du XXe siècle, il fallait encore 63 jours pour tourner autour de la terre. Mais le transsibérien est achevé. En 1907, un magazine américain établit que l'on peut faire le voyage en 50 jours ; et, tout de suite, un voyageur anglais, le colonel Burnley-Campbell entreprend de démontrer qu'on peut faire mieux. Il le démontre en effet, en faisant le tour du monde en 40 jours et 19 heures et demie.
Le record revient ensuite à un journaliste français, M. Jager-Schmidt, qui, en 1911, fit le tour du globe en 39 jours, dix-neuf heures, 43 minutes, 37 secondes.
Enfin, en 1913, M. Mears, journaliste américain, réduisit de quatre jours la durée du voyage.
Trente-cinq jours seulement pour faire le tour du monde. Quels progrès accomplis depuis Phileas Fogg !
Et maintenant, voici l'aviation qui s'en mêle. A trois ou quatre mille kilomètres par jour, calculez ce que durera le voyage. Si, comme tout le fait prévoir, l'épreuve entreprise par le commodore de Beaumont et ses collaborateurs de l'Aéro-Club d'Amérique réussit, ce sera plus que ,jamais le moment de s'écrier : « Que le monde est petit !

Ernest LAUT.

 

Le Petit Journal Illustré du dimanche 13 juin 1920