VARIÉTÉ
Le prix de la viande travers les siècles
L'histoire, qu'on nous enseignait autrefois
faisait généralement un assez pitoyable tableau de l'existence
des ouvriers et nos paysans jusqu'à l'époque de la Révolution,
A l'en croire, le peuple, jusqu'au jour de son émancipation, n'aurait
jamais connu les joies de la chère abondante. La viande, par exemple,
ne figurait que très exceptionnellement sur sa table.
Cela n'est pas vrai pour tous les temps. Il y eut, à la vérité,
des époques d'abondance et des époques de disette.
M. le vicomte d'Avenel, qui a étudié avec une admirable conscience
toute l'histoire économique du passé, observe notamment que
les soixante-quinze premières années du XVIe siècle
furent des années de bombance où le populaire put manger à
sa faim.
« Sous Louis XI, en Normandie, les ouvriers mangent de la viande trois
fois par semaine ; dans l'Est, ils en mangent tous les jours. La ration
quotidienne de ceux qui sont nourrie, par leurs patrons dépasse souvent
600 grammes... »
La viande était alors au plus bas prix.
Mais dans le dernier quart du XVIe siècle, l'afflux de l'or et de
l'argent du nouveau monde entraîne un renchérissement de toutes
choses. Et les salaires n'ayant pas suivi le mouvement, le peuple en souffre
cruellement. Un peu partout, des émeutes éclatent, causées
par la vie chère ; et les municipalités, pour calmer les colères
populaires, sont obligées de recourir aux lois de maximum. Tout est
taxé, marchandises et salaires, et des peines sévères
frappent quiconque enfreint la loi.
Pour essayer de mettre la viande à la portée de toutes les
bourses, l'échevinage des communes va jusqu'à subventionner
les bouchers.
A cette époque, dit M. d'Avenel, « le boucher n'était
pas un commerçant comme celui de nos villes qui exerce librement
sa profession ; c'était une sorte de fonctionnaire. « Il prête,
en prenant possession de son étal le serment solennel de bien servir
la cité et tenir toujours assortiment de viandes saines au taux légal...
La viande, en effet, est taxée, et non pas la viande en général,
mais chaque morceau particulier. Cette taxation méticuleuse engendre
d'ailleurs maintes contestations entre le public et les commerçants,
et maints conflits entre ceux-ci et les municipalités. Les bouchers
fraudent à qui mieux mieux les ordonnances. En 1631, le peuple de
Nîmes se plaint aux consuls que les langues de boeuf sont vendues
huit sous « ce qui est un pris fort excessif ». Rarement, les
autorités s'entendent avec le « commerce de la chair ».
Les bouchers ne veulent pas vendre au prix fixé. L'échevinage
leur créé des concurrences, en appelant dans la ville des
bouchers étrangers. On vit même des municipalités mettre
la boucherie en régie.
Mais les bouchers résistent parfois aux exigences municipales ; ils
se concertent et se mettent en grève. Alors, c'est bien simple, on
confisque leurs « bancs » et si cela ne suffit pas, on s'empare
de leurs personnes et on les met en prison.
Les autorités d'autrefois ne badinaient pas quand il s'agissait de
faire respecter les taxes fixées par elles.
Voyons quels étaient, à cette époque, les prix de la
viande. M. d'Avenel va nous renseigner à ce sujet.
Le boeuf se payait, à la fin du XVIe siècle, 42 centimes le
kilo en moyenne. Avouez que, comparativement au prix actuel, ce n'était
pas cher. Mais, par contre, la graisse valait relativement très cher
: 1 fr. 30 le kilo. Cela tient à ce que l'art de l'élevage
était encore dans l'enfance. Les bêtes étaient mal nourries,
abandonnées à elles-mêmes dans de maigres pâturages
où elles trouvaient tout juste de quoi subsister. On regardait, a
cette époque, comme un phénomène, un boeuf que la ville
de Malines avait offert à Charles-Quint, et qui pesait environ mille
kilos. Ce serait aujourd'hui, au concours agricole, un sujet fort ordinaire.
Les animaux étaient donc plus nerveux que gras, et voilà pourquoi
la graisse coûtait cher. Par centre, le cuir était pour rien,
et nos aïeux dépensaient pour se chausser quatre vingts ou quatre-vingt-dix
fois moins que nous ne dépensons aujourd'hui.
Du XVIe au XIXe siècle, la viande tint peu de place dans l'alimentation
populaire. Le pain cher absorbait les ressources des pauvres gens. Même
dans les périodes où le prix de la viande s'abaissait, comme
dans les dernières années du règne de Louis XIV, le
menu peuple n'était pas assez riche pour s'offrir te moindre filet
de boeuf. Sous Louis XVI, la cherté de la viande devint telle que
l'administration de la plupart des hospices décida de n'en plus donner
que deux fois par semaine aux pauvres et aux vieillards.
Dans les campagnes, on ne tuait quelques boeufs qu'au temps des moissons.
Le reste du temps, les villageois ne mangeaient d'autre viande que celle
provenant d'animaux que les propriétaires avaient abattus par suite
d'accidents Une vieille tradition communiste voulait que la chair de ces
animaux fût partagée entre les habitant du village.
Au début du XVIIe siècle, le prix de la viande pour l'armée
est évalué à 24 centimes ; mais la viande de première
qualité vaut 60 centimes au minimum. En Limousin, on paie le kilo
de boeuf jusqu' à 84 centimes.
Au XVIIIe siècle, les bouchers de Rouen vendent le boeuf 1,27 le
kilo en moyenne.
Ces prix allèrent augmentant lentement et progressivement pendant
tout le cours du XIXe siècle. Au début, cependant, la viande
était encore, d'un prix abordable pour toutes les bourses. Dans le
livre de comptes d'une ménagère de 1810, je lis qu'il a été
payé, pour 9 livres et quart de boeuf, 5 francs 17 sous. On pouvait
encore se nourrir en ce temps-là.
Cent ans plus tard, l'aloyau se vend dans les 4,50 le kilo ; la côte
de boeuf, le rums teck, l'entrecôte, 3,75 ; le gite à la noix,
la tranche, la culotte, 2,50 ; la platecôte, 2,10
El déjà le public se plaint et trouve ces prix excessifs.
On commence à maudire la vie chère.
Hélas ! que dirons-nous aujourd'hui ! Comparez les prix de 1914 et
ceux de 1920 que nous avons exposés dans notre prermière page
!
Ah ! si seulement la vague de baisse nous ramenait aux environs, de ces
prix d'avant-guerre contre lesquels nous protestions !
Ernest Laut.
Le Petit Journal Illustré du dimanche 11 juillet 1920