VARIÉTÉ
LE BLE
Entre toutes les richesses que la terre prodige aux Hommes, le blé
est à coup sur la plus précieuse. Sans le blé, l'homme
ne pourrait vivre ; avec le blé seul, et, même si la terre
ne produisait que du blé, il pourrait subsister, car le blé
contient tous les éléments nécessaires à la
vie ; et le pain est le seul et unique mets dont tous les êtres humains
se nourrissent, et dont on ne se lasse jamais.
Quel peuple cultiva le blé le premier ? Quel peuple eut le premier
l'idée d'en faire du pain ? De temps immémorial les hommes
ont cultivé le blé et fabriqué du pain. Les Hébreux
en mangeaient déjà au temps d' Abraham.
Cependant, nos aïeux, les Gaulois ne connaissaient pas l'art de faire
du pain. Il leur fut apporté par les Phocéens, fondateurs
de Marseille. Mais cet art, ils le perfectionnèrent en employant
les premiers la levure de bière dans la fabrication du pain. Et,
depuis lors, à travers les siècles, la France est demeuré
le pays du bon pain.
Malheureusement, la France n'a jamais produit assez de blé pour suffire
à sa produire consommation. Au Moyen Age, quand on ignorait le système
des importations de l'étranger, le pain de froment n'était
guère consommé que par la noblesse et la bourgeoisie des villes.
Quant aux « vilains » les campagnes, ils eussent pu commenter
le sic vos non vobis de Virgile. Le bon blé qu'ils récoltaient
n'était pas pour eux. Ils se repaissaient de pain d'orge, de seigle,
de méteil, de son pétri en pâte grossière. Et
trop heureux étaient-ils encore quand la famine ne sévissait
pas et que ces farines de rebut ne leur faisaient pas défaut.
Quel prix payait-on le blé en ces temps lointains ? C'est un point
qu'on ne saurait exactement fixer. Ce prix variait dans des proportions
considérables de province à province. Comme on consommait
la récolte à peu près sur place, on avait le blé
presque pour rien dans les régions ou elle avait été
abondante ; par contre, on le payait cher dans celles où la récolte
avait été déficitaire.
Dans certaines années du XVIIe siècle, on paie à Paris
le blé quatre fois moins cher qu'en Alsace. La récolte en
Beauce et en Brie a été trop belle. Le prix du blé
tombe à rien. On se rappelle le cri de détresse
de Mme de Sévigné : « Tout crève : ici de blé,
et je n'ai pas un sol. J'ai 20.000 boisseaux à vendre : je crie famine
sur un tas de blé ».
Par contre, de 1650 à 1652, l'hectolitre de blé vaut 30, 35
et 40 francs à Rozoy-en-Brie, près de Paris, alors que sur
les bords du Rhin., il ne dépasse pas 7 à 8 francs. Ces années-là,
c'est l'Alsace qui a eu la forte récolte.
Le prix du blé ne commença à s'équilibrer que
le jour où les transports plus faciles permirent d'écouler
dans les contrées où là récolte avait été
insuffisante le trop plein. Des contrées plus favorisées.
Depuis un peu plus d'un siècle, le prix moyen du kilo de pain a été,
de 1804 à 1812, de 0,30 ; de 1823 à 1853, de 0,40 ; de 1865
à 1885, de 0,35. Pendant la premières années de la
guerre, le pain resta à 0,45 le kilo ; mais ce bas prix ne fut conservé
qu'au détriment du trésor public. Il. fallut en effet prélever
sur le budget les sommes nécessaires au. paiement des blés
importés de l'étranger pour compléter nos ressources
diminuées par la guerre. Et c'est ainsi que notre or sortit de France.
De 1915 à 1920, treize milliards environ furent ainsi envoyés
à l'étranger.
C'est à cette condition que le pain resta bon marché, alors
que le blé était cher et même très cher, puisqu'on
le payait, en Argentine et en Amérique du Nord, une moyenne de 175
à 200 francs.
Finalement, la différence était toujours payée par
le consommateur ; il la payait indirectement en tant que contribuable, mais
il la payait tout de même.
***
A l'heure où, par suite du relèvement de la taxe du blé
et en raison des espérances de la récolte, la France va pouvoir
se libérer, au moins dans de larges proportions, du lourd tribut
que depuis le commencement de la guerre elle a dû verser à
l'Amérique, il nous a paru intéressant le présenter,
dans une page instructive et pittoresque à la fois, toute notre politique
du blé, de 1914 à 1920. Nous avons donc résumé
en trois tableaux les chiffres relatifs aux prix payés au cultivateur
français ; et la production du blé en France ; enfin aux importations
de l'étranger. En conséquence du vote récent du Parlement,
L'Etat doit conserver jusqu'au 1er août 1921, le monopole absolu du
commerce du blé. Le régime de la liberté renaîtra
ensuite.
Il faut souhaiter qu'alors la crise du blé, qui a atteint tant de
pays, soit conjurée, que la Russie, qui fut pendant tant d'années
le grenier à blé de l'Europe puisse le redevenir ; il faut
souhaiter surtout que la culture du blé en France se développe
et que par des méthodes plus modernes, on augmente le rendement à
l'hectare - car sur ce point, nous ne venions avant la guerre, qu'au huitième
rang parmi les pays d'Europe.
Peut-être alors pourrons-nous espérer voir notre production
nationale à peu près suffisante pour notre consommation. Sans
doute ne reverrons-nous plus les prix d'avant-guerre. Mais si le pain reste
cher, souhaitons du moins qu'on nous rende le vrai pain de France fait avec
du blé de France, du froment sans mélange - le bon pain dont
- hélas ! - nous avons depuis trop longtemps perdu le goût.
Ernest LAUT.
Le Petit Journal Illustré du dimanche 1er août1920