VARIÉTÉ


La vie chère aux champs


Le citadin envie volontiers le rural. A voir le renchérissement des produits de la terre, il conclut que l'agriculture a atteint un état de prospérité dont rien n'approche et que le paysan roule sur l'or.
Il est certain que la profession agricole est aujourd'hui parmi les plus enviables ; mais l'est-elle plus que la plupart des industries et des commerces, plus, par exemple, que les industries du vêtement ou les commerces d'alimentation ? Assurément non. Dans le bouleversement économique amené par la guerre, tous les produits de nécessité première devaient bénéficier d'une hausse inévitable, ceux de la terre comme les autres - plus sûrement que les autres, peut-être, parce qu'ils sont les plus indispensables. Mais il n'y a, en somme, que les produits de l'esprit qui soient sacrifiés, comme ils le furent généralement aux époques de vie chère. Tous les autres, ceux de la terre comme ceux de l'industrie, ont atteint des taux qui font mieux que de mettre le producteur à l'abri du renchérissement de toutes choses

Ce renchérissement, cependant, s'exerce aux champs comme à la ville, et justifie, pour une large part, les hauts prix que le cultivateur retire de ses produits.
Le citadin s'indigne de payer l'oeuf soixante centimes et le poulet vingt francs ; le paysan lui répond que la nourriture des animaux de basse-cour coûte quatre ou cinq fois plus cher qu'avant la guerre, et que, même à ce prix, il ne produit pas assez pour satisfaire la clientèle, L'inéluctable loi de l'offre et de la demande joue ici en sa faveur. Pourquoi n'en profiterait-il pas ?
Le citadin trouve que le blé à cent francs est infiniment avantageux pour le paysan. Le paysan rétorque non sans logique, que lorsqu'on l'achète à l'étranger, il coûte encore bien plus cher, et que mieux vaut, en somme, le payer cent francs à des cultivateurs français que cent cinquante ou deux cents à des Américains.
Il observe d'autre part, que si la taxe est aujourd'hui avantageuse, elle fut, par contre, pendant plusieurs années, tout à fait insuffisante pour couvrir les frais de l'exploitation, et si désavantageuse qu'elle
qu'elle eût entraîné finalement l'abandon de la culture du blé.
Enfin, il soutient avec raison que, dans l'industrie agricole comme dans toutes les industries, l'augmentation de prix du produit croit être proportionnelle à toutes les autres augmentations, celles des matières premières, de la main-d'œuvre, des outils, etc.
Or, là comme ailleurs s'est fait sentir la hausse de toutes choses. Les engrais ont plus que triplé de valeur ; le prix des animaux de culture a quadruplé ou quintuplé, tous les outils ont suivi la même ascension. La bêche du modeste maraîcher coûte 12 francs au lieu de 3 francs avant la guerre ; la faucheuse-lieuse qu'emploie le gros fermier pour la moisson, a passé de 1.200 à 4.500 francs. C'est une augmentation qui ne va pas loin du quadruple.
Il n'est pas jusqu'à l'habillement du paysan dont le prix n'ait monté dans les mêmes proportions que celui des gens de la ville. L'humble pantalon de velours qui coûtait naguère douze francs, en vaut tout près de cinquante, et les sabots communs, qu'on avait pour trente sous, valent à présent le prix que coûtait une paire de souliers avant la guerre.
Quant à la main-d'oeuvre, elle atteint des taux qu'on n'eût pas même osé entrevoir autrefois.
La profession de l'ouvrier agricole est de celles qui furent le plus mal rémunérées dans le passé. L'éminent économiste Georges d'Avenel nous donne dans son savant ouvrage : Paysans et ouvriers depuis sept cents ans, une idée des gages des domestiques rureaux autrefois. Du XIIIe au XVe siècle, ils varient de 180 à 350 francs, annuellement. Au XVIe siècle, le salaire moyen des vignerons est de 2,50 par jour sans nourriture ; les jardiniers à la journée ne touchent pas plus de 2,10.
Un chiffre qui donne une idée du faible salaire des ouvriers batteurs en grange en 1590, le battage et le vannage de l'hectolitre de blé ne reviennent pas à plus de 73 centimes au fermier.
A la même époque, en Artois, le double labour qui précède les semailles de blé d'hiver n'est payé que 35 francs l'hectare. En Normandie toujours à la fin du XVIe siècle, on paie le fauchage de l'hectare de prés 12 francs.
Il n'en va guère mieux aux siècles suivants pour l'ouvrier agricole. En 1700, Boisguillebert estime sa journée à 1 fr. 28. Vauban la porte à 2,17. Loin d'augmenter, elle va diminuant : vers 1750, le journalier rural n'est plus payé que 1,75 ; sous Louis XVI, il ne touche plus, en moyenne, que 1,64.
Quand l'ouvrier est nourri, sa journée, à la veille de la Révolution, est généralement de 80 à 90 centimes.
Il faut reconnaître qu'au cours du XIXe siècle, le prix de la main-d'oeuvre agricole ne suivit que de très loin le taux d'augmentation de la vie en général. Mais aujourd'hui, quelle revanche !... Une information récente annonçait, que les engagements de moissonneurs dans le Bourbonnais s'étaient faits à raison de 30 francs par jour, et nourris. Si le blé est cher, on ne pourra pas dire qu'il n'a pas rapporté gros à ceux qui l'auront moissonné.

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Bref, les frais généraux de la profession agricole ont augmenté, on le voit, comme ceux de toutes les professions. Est-il vrai que les profits de l'agriculteur aient grossi dans des proportions plus qu'équivalentes ?... S'il en est, ainsi, ne nous en plaignons pas : la prospérité des campagnes est la garantie d'une ère de relèvement général et de tranquillité sociale.
M. Louis Barthou, dans une lettre qu'il adressait récemment à un de ses amis d'Amérique et que publiaient les Lectures pour tous, constatait cette prospérité et s'en félicitait.
« Je voudrais, si vous reveniez chez nous, disait-il à son ami, vous conduire aux champs. Se doute-t-on chez vous de la révolution agraire que nos paysans laborieux, économes, tenaces, y accomplissent? A travers les fluctuations de la richesse, les évolutions de la propriété et l'augmentation des prix, ils font doucement leur petit chemin sur terre ; ils se libèrent de leurs biens grevés ; métayers ou fermiers, ils acquièrent les fermes, les maisons, les granges, les prairies, les bois, les vignes. C'est une sorte de nouveau 1789 qui se poursuit patiemment, loyalement, sans expropriation ni violence. Croyez-moi, mon ami, ce n'est pas dans nos campagnes qu'il faut aller chercher cette fameuse « vague de paresse » dont on dit que le monde est submergé, et je vous jure une l'on ne songe pas à y demander, et moins encore à y pratiquer la loi de huit heures. Quand un pays a ces ressources, cette force et cette sauvegarde, il n'est pas en mal de révolution et le bolchevisme n'est pas à ses portes... »
Rien que pour cette assurance, nous devons nous réjouir de la prospérité agricole. Que ceux qui travaillent aient honneur et profit, ce n'est que justice. La richesse de nos campagnes nous garantira contre toutes les aventures et rayonnera sur le pays tout entier.
Aux gens de la ville qui envient le paysan, il n'y a qu'un mot à dire : Imitez-le.
Et la France sera sauvée.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal Illustré du dimanche 8 août 1920