VARIÉTÉ
Les confitures
N'est-il pas un peu tard pour parler encore
d'elles ?...
Non ! si les groseilles, les cerises, les prunes, les pêches sont
déjà en pots, il nous reste les poires, les pommes, les coings.
La confiture est encore d'actualité jusqu'en novembre aux moins.
Il n'est donc pas hors de saison d'écrire son histoire.
La confiture, qui est aujourd'hui le dessert populaire par excellence, était
autrefois mets de princes. Le sucre était cher le menu peuple n'en
mangeait pas une once par an ; on eût considéré comme
pure folie d'employer cette denrée précieuse à la conservation
des fruits qui n'avaient aucune valeur marchande. Tout au plus, dans les
pays vignobles, mangeait-on du raisiné 'et, dans les villes, trouvait-on
chez le confiseur, à des prix abordables, quelques confiseries au
miel. Mais les pâtes de fruits au sucre de canne étaient friandises
si coûteuses que seuls les rois et les plus opulents seigneurs en
pouvaient avoir.
Quant au peuple des campagnes et des villes, il se contentait le plus souvent
de lourdes pâtisseries au beurre, aux légumes et au fromage
dont quelques-unes de nos provinces ont conservé la tradition : galette
de plomb, gougère, flamiche, etc.
Rabelais, en son quatrième livre de Pantagruel, qui fut
écrit vers 1550, parle des confitures. C'est apparemment le premier
de nos grands auteurs qui leur fasse cet honneur.
Pantagruel, visitant l'île des Papimanes, et devisant de bonne chère,
déclare que l'abondance des « confictures » sur une bonne
table lui apparaît comme le complément indispensable d'un repas
« resjouy ». Et l'hygiéniste averti qu'est Rabelais fait
dire à son héros que les fruits cuits « en casserons,
par quartiers, avec un peu de vin et de sucre, sont viande très salubre,
tant ès malades comme ès sains ».
Malheureusement, à l'époque où écrit Rabelais,
cette « viande très salubre » n'est pas à la portée
de toutes les bourses. Pantagruel est un grand seigneur bon vivant qui peut
s'offrir les plus coûteuses, fantaisies ; mais les bourgeois, même
aisés, ne mangent de fruits confits au sucre que dans
les grandes occasions. Le saccharam ne se vend que chez l'apothicaire
; c'est assez dira qu'il se vend très cher. Ce n'est pas un aliment
; ce n'est pas même un condiment ; c'est un médicament.
Cent ans après Rabelais, le sucre commença seulement à
entrer dans l'alimentation ; mais il demeura très coûteux,
attendu qu'il fallait le faire venir des Indes occidentales. Et la confiture
ne devint un mets bourgeois et familial qu'au début du XIXe siècle,
après que Benjamin Delessert eût trouvé, avec l'encouragement
de l'empereur, l'art d'extraire le sucre de la betterave..
***
Cependant, si nos lointains aïeux n'avalent pas le sucre, ils savaient
tirer parti du miel et le mélanger agréablement aux fruits.
La Provence, notamment, avait gardé la recette des confitures au
miel que les Romains lui avaient enseignée naguère. Elle appliqua
cette recette à la confiserie des prunes de Damas que les seigneurs
croisés rapportèrent dans le Midi au XIIIe siècle et
ce fut, au dire des chroniqueurs, la plus délicieuse friandise qui
se pût imaginer.
Aix et Apt étaient alors, en ce pays, les deux villes les plus renommées
pour leurs confitures.
On sait qu'en ce temps-là, lorsque quelque dignitaire ou quelque
prince entrait dans une ville, il était d'usage que le Magistrat
vînt en corps l'accueillir aux portes et lui offrir les produits les
plus renommés de la cité.
Quand le roi allait à Reims, les échevins le recevaient en
disant : « Sire, voici nos vins, nos pains d'épice au miel
et nos poires de rousselet. » Quand il allait à Aix, les capitouls
lui disaient : « Sire, nous vous offrons nos coeurs et nos confitures.
»
Les papes d'alors, qui étaient de fins gourmets, avaient à
leur service toutes sortes d'écuyers de bouche spécialisés
dans la fabrication des plats, des condiments et des friandises. Le moutardier
du pape n'est point un personnage de légende, non plus que «
l'écuyer en confitures ». En 1403, pendant le schisme d'Avignon,
c'était un confiseur d'Apt, nommé Batarelly qui remplissait
à la cour papale le rôle d'escougrs in confisaria.
A Paris, dès le XVe siècle, les confitures tenaient une place
importante dans les menus de la table royale. Nos aïeux, gros mangeurs
de venaison et de pâtés, mangeaient, par contre, fort peu de
légumes. Il est vrai de dire qu'ils ne connaissaient guère
que le chou. Pour combattre l'échauffement qui résultait fatalement
d'une consommation excessive de viande, de volaille et de gibier, ils n'avaient
que les fruits. Dans tous les repas d'apparat, on passait des marmelades
et des confitures à la fin de chaque service.
Ces confitures et ces marmelades, avec les pâtisseries diverses, composaient
ce qu'on appelait le dormant, c'est-à-dire les plats qu'on
mettait sur la table dès le début du repas et qui garnissaient
le surtout. Ainsi, les convives avaient tout loisir de les contempler longuement
et de s'en repaître la vue avant de les déguster.
Paris avait même des confiseurs en renom qui tenaient boutique et
chez desquels on allait savourer gâteaux et confitures.
Parmi les vieilles rues parisiennes dont le nom ne dit rien à notre
souvenir, il en est une qui consacre la mémoire d'un de ces confituriers
en renom : c'est la rue Tiquetonne.
Au temps du bon roi Charles V, en cette rue voisine de l'Hôtel de
Bourgogne, rendez-vous de tous les beaux seigneurs et de toutes les gentes
damoiselles, maître Rogier de Quiquetonne, pâtissier-confiseur,
avait sa boutique. La compagnie la plus illustre et la plus galante y venait
chaque jour déguster les produits de son art, lesquels, à
ce que dit la chronique, étaient si parfaits, que le roi, voulant
faire au pape et au connétable Duguesclin quelques présents
savoureux, chargea maître Rogier de Quiquetonne de leur expédier
un choix de ses meilleures confitures.
La notoriété du confiturier devint telle, après qu'il
eût reçu ce témoignage flatteur de la confiance royale,
que la rue qu'il habitait prit son nom. Elle l'a gardé depuis lors,
avec, toutefois, une légère altération qui transforma
Quiquetonne en Tiquetonne.
***
Si l'on en juge par les menus qui nous sont parvenus des festins du temps
passé, l'art des confituriers d'alors ne devait pas manquer de ressources.
Tallevent, maître-queux de Charles VII, ne servit-il pas un jour à
son maître tout un repas composé
uniquement de gelées et de pâtes de fruits ? Ce cuisinier fameux
faisait même entrer les fruits dans les sauces. Parmi les dix-sept
sauces qui constituaient le fonds de la cuisine royale et dont il nous a
laissé la liste dans son Viandier, figure une sauce aux
mûres.
A Bar-le-Duc, à Apt, dans toutes les villes célèbres
par la fabrication des confitures, on exploitait les recettes les plus variées.
Cette dernière ville, au XVIIe siècle, était, suivant
l'expression de Mme de Sévigné, « un vrai chaudron à
confitures ».
A Paris, les dames soucieuses d'avoir une bonne table, faisaient confectionner
des confitures chez elles. Celles de Mme de Sablé étaient
fort renommées. Louis XIV, que sa complexion et son alimentation
prédisposaient aux inflammations d'intestin, consommait, de par l'ordre
de la Faculté, force compotes, marmelades et pâtes de fruits.
Toute la cour l'imitait. Les confitures n'eurent jamais plus de succès
qu'en ce temps-là.
Elles prospérèrent plus encore du jour où nos colonies
commencèrent à produire la canne à sucre. Mais elles
demeuraient toujours d'un prix assez élevé et n'apparaissaient
guère que sur la table des riches. Elles ne devaient se démocratiser
qu'avec l'emploi de la betterave dans la fabrication du sucre.
Depuis un siècle, la confiture est devenue le dessert familial par
excellence, à tous les foyers, celui du pauvre comme du riche. Symbole
de la tranquillité des parents et de la joie des enfants, la tartine
de confitures est le bon goûter dont les petits ne se lassent jamais.
Dans nos provinces l'art des confitures est pratiqué partout, au
château comme à la chaumière. On n'est pas une vraie
ménagère si l'on ne sait pas faire de bonnes confitures.
Savez-vous que George Sand, en sa vieillesse, était plus fière
de ses confitures que de ses romans. A Nohant, elle manipulait magistralement
la grande écumoire de cuivre ; et elle montrait, avec orgueil, soigneusement
étiquetées et rangées sur des tablettes toutes les
confitures possible et imaginables
qu'elle avait faites de ses mains.
La fabrication familiale n'empêche pas l'industrie confiturière
d'être prospère. Il y avait en France, avant la guerre, des
fabriques qui travaillaient de trois à cinq mille kilogrammes de
fruits par jour.
La consommation des confitures dépassait même, à ce
qu'il paraît, la production des fruits, car on trouvait parfois certaines
confitures d'importation qui n'avaient de confitures que le nom.
Ces marmelades étaient faites avec du fucus spinosus ou
agar-agar, une sorte de colle qu'on extrait d'une algue fort commune
dans les mers d'Extrême-Orient. Sucrée et colorée, cette
gélose était traitée avec des essences constituées
par des éthers formique, butyrique, acétique, benzoïque,
oenanthique, amylvalérique dilués dans un peu de glycérine,
et qui lui donnaient, vaguement le goût de prunes ou d'abricots, de
groseilles ou de framboises, de pommes, de poires, de cerises ou de pêches.
Point n'est besoin, n'est-il pas vrai, de vous dire de quel pays venaient
ces « ersatz », et point n'est besoin non plus d'en parler plus
longuement.. Nous aimons tous à croire que nous n'en verrons plus
chez nous.
Ernest LAUT.
Le Petit Journal Illustré du dimanche 25septembre 1920