VARIÉTÉ
LA VENDANGE
et les fêtes du vin
Le vin est chose si précieuse que
les hommes des temps antiques en attribuaient l'invention à un dieu.
Et leurs vendanges n'allaient jamais sans fêtes en l'honneur de Bacchus,
fils de Jupiter et de Sémélé, qui leur avait appris
à cultiver la vigne et à aimer le vin.
Le christianisme supprima le culte de Bacchus mais respecta les têtes
des vendanges. On célébra le vin comme un don de Dieu.
En Bourgogne, où les meilleure vins étaient cultivés
par les moines, on lisait cette inscription sur les celliers monastiques
: « Remercions le Seigneur dont la bonté nous a donné
le vin. »
Et partout les fêtes des vendanges commençaient par quelque
cérémonie religieuse. C'est ainsi qu'en Champagne les jeunes
filles allaient en cortège à l'église suspendre aux
mains de la Vierge la plus belle grappe de raisin, et qu'en Franche-Comté
les vignerons portaient solennellement à leur curé les premiers
raisins de leur vigne.
Mais la cérémonie, commencée pieusement, se continuait
de façon fort profane. Partout, la vendange, terminée, on
dansait sur les places des villages et le vin coulait à flots.
Dans les siècles suivants, quand les croyances devinrent moins vives,
le paganisme reparut dans les fêtes des vendanges. S'il faut en croire
un mémorialiste du XVIIIe siècle, le culte de Bacchus se manifestait
encore, et d'une façon fort originale, non loin de Paris, en 1703.
Au temps de la vendange, à ce qu'assure cet auteur, - de la vendange
dans la région parisienne, bien entendu, car Argenteuil, Suresnes,
Chanteloup, Deuil et Montmartre même avaient encore des vignes à
cette époque - on mettait sur une table, dans les pressoirs, une
statue de Bacchus assis sur son tonneau, et ceux qui entraient dans le pressoir
la surveille et le jour de Saint-Denis étaient obligés de
faire une génuflexion devant cette figure. S'ils y manquaient, ils
étaient condamnés à souffrir qu'on leur appliquât,
à l'endroit que vous devinez, un certain nombre de coups d'un bâton
qu'on appelait, pour cette raison, le « ramon de Bacchus ».
Il faut vous dire que ramon est un vieux mot de la langue d'oïl
demeuré dans tous les patois septentrionaux pour désigner
le manche à balai.
Cette coutume s'exerçait, paraît-il, en maints villages des
coteaux de la Seine - et notre auteur assure qu'elle s'y exerçait
avec vigueur.
« On n'y épargne pas plus la peau humaine, dit-il, que celle
des raisins lorsqu'ils sont sur le plancher ou le lit du pressoir... »
***
On n'exigeait pas partout, heureusement, de façon aussi énergique,
l'hommage au dieu du vin , mais en tous pays vignobles, il était
de tradition de fêter la fin des vendanges par des réjouissances
et des cortèges pittoresques.
Cette tradition, d'ailleurs, est aujourd'hui à peu près perdue
chez nous. Elle ne s'était perpétuée qu'à Vevey,
en Suisse, où, à des intervalles irréguliers, se sont
reproduites, depuis tantôt deux siècles, les manifestations
imposantes de la « Fête des Vignerons » .
« C'est, dit un écrivain suisse, une sorte de glorification
symbolique du travail de la vigne et des champs, de la vie rustique et montagnarde.
Cette glorification, étrangement teintée de mythologie antique,
- puisque dans un défilé grandiose on voit apparaître
Cérès et Palès, Bacchus et Silène, des faunes
et des bacchantes, - cette glorification, franchement réaliste à
d'autres égards, est d'une puissance expressive inouïe, et,
par moments, d'une intensité d'émotion qu'il faut avoir ressentie
pour s'en faire une idée.
» Il s'agit, au fond, d'une simple fête corporative. La vénérable
Confrérie des vignerons fut fondée au commencement du XVIIe
siècle pour veiller sur la culture de la vigne et encourager par
des prix les meilleurs cultivateurs. La distribution de ces récompenses
fut de bonne heure un prétexte à réjouissances. On
fit d'abord une « parade » dans les rues de la petite cité
; puis, avec les années, le cortège s'égaya de «
marmousets » en plâtre peint figurant les quatre saisons.
» En 1730 apparaît en chair et en os Bacchus, figuré
par un bel adolescent ; en 1783, voici Silène sur son âne,
entouré de faunes et de bacchantes. Une jeune fille, en 1790, figure
Cérès. En 1798, Palès la rejoint sur le podium établi
à ciel ouvert sur la place du Marché de Vevey, où l'on
construit alors les premières estrades.
» Depuis, à intervalles plus ou moins longs, on célèbre
la grande fête du Travail. En 1819, elle attire 2.000 spectateurs.
Ils sont 5.000 en 1833, 7.000 en 1851. La fête de 1865, où
Théophile Gautier s'exclamait d'enthousiasme, eut un succès
bien plus brillant. En 1889, 60.000 spectateurs se succèdent pendant
six jours, sous un ciel immuablement bleu... »
Enfin, seize ans plus tard, en 1905, il y eut une fête des Vignerons
dont les splendeurs effacèrent le souvenir de toutes les fêtes
antérieures. L'organisation ne coûta pas moins de 300.000 francs.
De toute l'Euope, les spectateurs accoururent dans la petite ville du Léman
et y apportèrent la richesse. Plus de 80.000 étrangers assistèrent
a ces pittoresques réjouissances.
***
Combien il est regrettable qu'en nos centres viticoles, de telles traditions
n'aient point survécu ! La France, pays du bon vin et des belles
fêtes populaires, ne devrait-elle pas, au moins dans les années
de récolte abondante, célébrer la gloire de ses vignes
? Que de beaux cortèges on ferait avec l'histoire des vins de France.
De telles fêtes attireraient l'étranger et feraient à
nos vignobles une utile publicité. Elles entretiendraient entre vignerons
l'esprit de solidarité. Elles symboliseraient l'hommage du pays au
vin qui a tant contribué à assurer sa résistance et
sa bonne humeur clans les jours d'épreuve, au vin, garantie de sa
force, élément de sa richesse, inspirateur de son esprit.
Ernest Laut
Le Petit Journal Illustré du dimanche 26 septembre 1920