LA GRANDE FRAUDE EN AUTOMOBILE

A LA FRONTIÈRE DU NORD

 

Une “ voiture d'attaque ”

Douaniers et fraudeurs

L'audace des contrebandiers n'a cessé de croître au fur et à mesure que les progrès accomplit des ressources nouvelles à leur activité.
Depuis un certain temps, sur quelque point de notre frontière du nord, se reproduit chaque nuit la scène que représente notre gravure. Et les douaniers sont sur les dents.
Car il ne faudrait pas croire, comme le bon M. Perrichon, que la fonction du douanier consiste uniquement à visiter les bagages des voyageurs dans les gares. Ce service sédentaire est assuré par les heureux de la corporation qui en sont d'ailleurs l'infime minorité. Mais il y a aussi le service actif dans les postes à la frontière ou dans les embuscades en pleine campagne.
Et si le bon M.Perrichon voyait tout ce que les douaniers qui assurent ce service dépensent d'énergie, d'abnégation et de courage dans le danger, il cesserait certainement de les appeler « méchants gabelous ».

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Parmi ces douaniers du service actif, ceux qui demeurent au poste ont du moins un toit et le repos du lit de camp, mais leur vigilance doit être sans cesse en éveil, car c'est là que se manifeste de mille façons l'inépuisable imagination du contrebandier ; c'est là que passe la grande fraude, dans des voitures à double fond, truquées comme un plancher de théâtre, là aussi qu'arrive, telle une trombe, « la voiture d'attaque ». Combien de douaniers grièvement blessés, tués même, dans les rencontres avec ces terribles véhicules de contrebande lancée à fond de train sur les routes !
Quand les douaniers quittent le poste pour se rendre en embuscade, ils laissent le plus souvent, le fusil au râtelier et se content du revolver d'ordonnance et d'une sorte de lance armée d'un crochet qui leur sert à saisir au passage les chiens et les chevaux des fraudeurs. En outre, ils emportent un équipement composé d'un cadre pliant en bois et d'un sac de peau de mouton, dans lequel ils peuvent s'introduire jusqu'au cou. C'est sur ce lit primitif qu'ils passent, dans l'attente, les longues heures de la nuit.
Quiconque a habité les frontières a pu les rencontrer souvent, à la tombé du jour, s'en allant par couples à travers la campagne ou les bois, avec leur campement sue le dos et leur molosse en laisse. Car, dans toutes ses expéditions, le douanier est toujours accompagné de son fidèle collaborateur, de son ami : son chien. Ce chien est admirablement dressé. Couché près de son maître, il veille pendant que celui-ci repose. Un fraudeur passe-t-il à portée de son odorat ? Le chien l'a senti. Il n'aboie pas, mais se contente d'avertir son maître en le poussant du bout de son museau. L'homme s'éveille ; il est sur ses gardes ; il n'a plus qu'à mettre la main au collet du contrebandier. Mais l'opération ne va pas généralement sans un échange de quelques horions. Parfois même, si les fraudeurs sont en nombre, ce sont de véritables batailles. Et les douaniers y reçoivent plus de coups qu'ils n'en donnent, car ils ont ordre de saisir les délinquants sans leur faire de mal, et ils ne doivent se servir de leurs armes que s'ils sont à bout de forces, en état d'infériorité, déjà blessés ou en danger de mort.

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Mais la fraudes en automobile a multiplié encore les risques pour les malheureux gardiens de nos frontières. La « voiture d'attaque », aujourd'hui, est un camion blindé, à l'épreuve des balles, muni d'un puissant moteur qui lui permet de franchir aisément les fossés et les obstacles semés devant lui, et garni souvent, à l'avant, de fortes lames pareilles à celles des chars de guerre antiques, qui coupent, comme de simples fils, les câbles de fer que les douaniers tendent en travers de la route.
Je vous laisse à penser si les gens qui montent de tels véhicules se soucient de l'arrêt pour la visite de la douane.
Ils passent en trombe, et la contrebande entre ainsi par tous les points de la frontière, sans que les douaniers puissent faire autre chose pour arrêter que de risquer inutilement leur vie.
Il en est des douaniers aux frontières comme des gendarmes dans les campagnes, comme des agents dans les rues de Paris. Ni les uns ni les autres ne sont outillés pour lutter utilement contre leurs adversaires. Les progrès de la science et de la civilisation sont toujours utilisés par les malfaiteurs avant de l'être par les gardiens de l'ordre. Ceux-ci n'ont à opposer à l'organisation de ceux-là que le courage, l'abnégation, le sentiment du devoir.

Comment ne seraient-ils pas vaincus ?

Ernest Laut.

Le Petit Journal du Dimanche 10 Octobre 1920