VARIÉTÉ


PETITE HISTOIRE

DE LA

Rente Française

Il y a exactement quatre siècles moins deux ans qu'a été inauguré le Grand Livre de la Dette publique en France.
Ce n'est point à dire qu'avant l'an 1522, l'État français n'ait jamais rien emprunté à personne. Les impôts ne rentraient pas toujours à souhait, et les charges publiques, que le roi vendait pour subvenir à ses besoins, ne trouvaient pas toujours amateurs à haut prix.
Alors, il fallait bien emprunter. Mais le crédit royal était mince. Les prêteurs manquaient d'empressement : les rois étaient parfois obligés d'user de moyens violents pour forcer les gens riches à leur avancer de l'argent, ils pratiquaient l'emprunt à la manière des bandits de grands chemins.
Ou bien ils s'adressaient aux juifs, et ils étaient obligés de promettre d'énormes intérêts de 20, et parfois même de 40 %.
Or, il y a quatre cents ans, la France était beaucoup plus riche de gloire que d'argent. La campagne d'Italie, le triomphe de Marignan, la paix de Noyon, l'entente avec Venise et avec l'Angleterre faisaient du roi François 1er l'arbitre de l'Europe , mais le faste royal, les folies du Camp du Drap d'Or avaient vidé les coffres : si bien que ce glorieux souverain n'avait plus le sol.
Il fallait emprunter ; mais personne ne se souciait de prêter de l'argent à un prince qui n'avait à offrir d'autre garantie que sa parole.
C'est alors que François 1er s'avisa de substituer à son propre crédit, qui était nul, le crédit de la Ville de Paris, qui était excellent. Il fit appeler le prévôt et les échevins et leur déclara qu'il comptait sur eux pour lui procurer 200.000 livres tournois dont il avait besoin. Ceux-ci consentirent à lui fournir la somme en échange d'une rente annuelle de 25.000 livres tournois, ce qui mettait l'intérêt à 12 1/2 %. Moyennant quoi les représentants de la Ville furent autorisés à délivrer des rentes à tous souscripteurs « qui bailleront tout ou porcion de la somme de 20.000 livres tournois ».
L'ordonnance relative à cet emprunt est du 10 octobre 1522 : elle constitue l'acte de fondation de la dette publique en France.

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Jusqu'à la chute de la monarchie, les rois continuèrent à employer les prévôts et échevins comme intermédiaires entre eux et les bailleurs de fonds et ces emprunts conservèrent le nom de Rentes sur l'Hôtel de Ville.
Il faut dire, à la louange de François 1er, qu'il paya très régulièrement les arrérages de ce premier emprunt ; aussi la ville lui en consentit-elle d'autres, à un taux, d'ailleurs, un peu plus avantageux pour lui, et fort intéressant encore pour les prêteurs 8,33 %.
Les premiers rentiers français furent heureux. Mais il n'en fut pas de même de leurs successeurs. Que de déboires et que de pertes !
Sous Henri II, sous Henri III, les rentes ne sont pas payes ; les prêteurs se font tirer l'oreille. Alors, le roi leur impose des souscriptions suivant la fortune de chacun, et les bons bourgeois de Paris deviennent rentiers en dépit d'eux-mêmes.
En 1585, il est dû cinq quartiers qui se montent à plus de 4 millions de livres ; et les rentiers se lamentent.
La rude intégrité, de Sully remet un peu d'ordre dans la gabegie des rentes ; mais sous Louis XIII, le gâchis recommence.
Concini, ne pouvant payer les intérêts aux créanciers de l'Etat, décide purement et simplement que les rentiers ne toucheront plus que la moitié de leurs revenus.
On conçoit qu'après de telles aventures les émissions ne pouvaient se faire très facilement. Alors que la loi, interdisait aux particuliers de prêter au-dessus de 6 1/4 %, l'État offrait 10 et 12. Encore ne trouvait-il pas toujours prêteur. Dans les premières années, de la régence d'Anne d'Autriche, on fut obligé, pour couvrir un emprunt de 12 millions, de promettre 3 millions de rentes, soit un intérêt de 25 %.
Colbert remit momentanément un peu d'ordre dans les finances. Il révisa tous les contrats et paya régulièrement les rentes, émises au taux raisonnable de 5 %.
Mais, après lui, le désordre recommence,
A la chute du Système de Law, là dette publique a augmenté dans de telles proportions que, sur les 200 millions de livres qui représentent le revenu de l'État, il faut prélever la moitié pour en solder les intérêts.
Pendant tout le XVIIIe siècle, les rentes ne furent guère payées.
Et la Révolution va porter le dernier coup aux infortunés rentiers. Les arrérages sont réglés en assignats et les rentiers n'ont plus qu'à mourir de faim, car il faut donner 30 francs d'assignats pour avoir une livre de pain.
C'est alors que le Directoire, acculé à la banqueroute, prend un parti héroïque mais désastreux pour les rentiers. Il décide qu'il ne sera conservé au Grand Livre de la Dette publique qu'un tiers de toute inscription. Et les rentiers, du même coup, perdent 66 % de leurs revenus.

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Enfin, après tant de déboires, les pauvres créanciers de l'État voient renaître l'âge d'or. Napoléon s'emploie à soutenir le cours de la rente et a ne point augmenter la dette. Depuis François 1er, il est le premier souverain qui ait compris, que le cours de la rente est l'indice de la prospérité plus ou moins grande du pays. Il veut que la rente soit solide et que le rentier soit sans crainte. Il veut aussi que la rente se démocratise et qu'il soit donné tous les Français de devenir créanciers de l'État.
« Faisons le plus de rentiers possible, dit-il à un de ses ministres des Finances ! gouvernons, s'il se peut, un peuple de rentiers... ».
Un peuple de rentiers, en effet, ne saurait être, en aucun cas, un peuple de révolutionnaires ; un peuple de rentiers, c'est un peuple qui veut le calmé, l'ordre, la sécurité, et qui a horreur de l'inconnu un peuple de rentiers, c'est un peuple qui ferme l'oreille aux excitations malsaines et qui ne demande qu'à travailler en paix à la grandeur et à la prospérité du pays.
Depuis un siècle, cette excellence tradition a été constamment suivie. L'État n'a plus besoin d'intermédiaires ; il fait ses émissions directement et accepte les petits capitaux aussi bien que les gros. En facilitant à tous la capitaux aussi bien que les gros. En facilitant à tous la possession de la rente, il n assuré, par cela même, la tranquillité du pays. C'est ainsi que le crédit de la France est devenu le meilleur crédit de l'Europe continentale. Et c'est peut-être parce que nous étions un peuple de rentiers que nous sommes sortis victorieux de tant de tragiques aventures où d'autres auraient sombré.
Ah ! ne cessons jamais d'être un peuple. de rentiers !

Ernest LauT

Le Petit Journal illustré du 31 octobre 1920