VARIÉTÉ

Comment naquit
la République
C'est par un dimanche d'été
ensoleillé et radieux que la République naquit de la volonté
populaire.
La veille un voile de deuil enveloppait l'âme de Paris. La nouvelle
du désastre de Sedan était arrivée dans le capitale.
Depuis quelques jours, on savait que Mac-Mahon marchait vers le nord
afin de donner la main à Bazaine, bloqué sous les murs
de Metz. On espérait. Soudain, tout s'effondrait.
Et, le dimanche matin 4 septembre 1870, la foule, affluant de toutes
parts aux boulevards, apprenait la pénible vérité
par une proclamation du Conseil des ministres affichée dans la
nuit, et qui commençait par ces mots : « Un grand malheur
frappe la patrie... »
Mac-Mahon blessé, son armée prisonnière, l'empereur
captif ; c'était la ruine du régime impérial.
Il y eut une stupeur d'abord, puis une colère. Et bientôt
un cri jaillit de la foule, un cri que cent mille bouches répétaient
et qui résumait la suprême espérance du peuple :
« La République !... la République !... Vive la
République ! »
Des hommes rappelaient dans les groupes que la République, en
1792, avait repoussé l'invasion et sauvé la patrie. Elle
pouvait la sauver encore et vaincre les Prussiens de Bismarck comme
jadis les Prussiens de Brunswick.
Instinctivement, la foule déferla vers le Palais-Bourbon.
Le corps législatif délibérait. Le peuple envahit
la salle des séances. En sa présence, sous sa pression,
la déchéance de l'Empire fut prononcée. Mais ce
n'était point tout ce qu'il voulait. De toutes parts, des crie
s'élevaient :
-Et la République ?... Proclamez la République !
Jules Favre monta à la tribune.
- La République, dit-il, ce n'est pas ici que nous devons la
proclamer.
Alors, Gambetta, de sa voix tonnante :
- Citoyens ! allons la proclamer à l'Hôtel de Ville !
Et le cortège, précédé des députés
de Paris, se mit en marche vers la maison communale.
***
Ainsi naquit la République. Il faut le dire, il faut le répéter
pour ceux qui s'attardent encore à reprocher aux hommes de la
Défense nationale d'avoir fait une révolution devant l'ennemi.
La République est fille de la volonté populaire volonté
librement, énergiquement, obstinément exprimée.
Pour en avoir la preuve, il suffit de demander aux témoins de
ces journées de fièvre et d'enthousiasme ce qu'ils ont
vu et ce qu'ils ont entendu.
Sarcey raconte que lorsque le bruit se répandit dans Paris que
la République venait d'être proclamée, la foule
- et Dieu sait pourtant, dit-il, qu'elle n'était pas composée
que de républicains - l'accueillit comme une vieille amie sur
le retour de qui l'on comptait depuis longtemps, et qu'on était
heureux de revoir enfin.
« C'était, dans les rues, l'animation paisible d'un peuple
qui a de la joie plein le coeur. Point de grossiers tumultes ; point
de bruyantes poussées point de manifestations furieuses. Non,
c'était une gaîté-expansive, et spirituelle qui
pétillait de toutes parts en serrements de mains, en félicitations
mutuelles, en propos railleurs. On ne voyait qu'ouvriers ou gardes nationaux,
perchés sur de longues échelles, qui abattaient à
coups de marteau les N se relevant en bosse sur les enseignes des fournisseurs
officiels. Les cafés étaient pleins et débordaient
de consommateurs qui, tout en buvant des liqueurs, prenaient leur part
de la joie générale.
« Et les Prussiens ? et le siège prochain ? Ah bien oui
! C'était bien des Prussiens et du siège qu'alors il s'agissait.
On avait fait trêve aux soucis. J'entendis, en passant, un ouvrier
dire à l'un de ses camarades :
« - Ils n'oseront plus venir, maintenant que nous l'avons !
« Ils, c'étaient les Prussiens ; nous l'avons, ils voulaient
parler de la République.. »
Oui, ce fut là l'espérance, naïve peut-être,
mais bien naturelle, de la population parisienne. On ne connaissait
pas encore les Allemands ; on croyait qu'ils faisaient la guerre à
l'Empire et que, l'Empire tombé, ils déposeraient les
armes et feraient la paix. Bismarck devait, quelques jours plus tard,
anéantir brutalement cet espoir et proclamer que ce n'était
point à l'Empire, mais à la France elle-même qu'il
en voulait. En attendant, tout le monde croyait à la fin de la
guerre et bénissait la République qui l'amènerait.
C'était, suivant l'expression du chroniqueur, une ivresse étrange
qui s'était emparée de tous les cerveaux.
« Nous nous sommes grises .de ces événements si
capiteux, dit-il. Comment cela s'est fait, je ne le conçois pas
bien encore, quand j'y songe ; mais j'ai moi-même senti l'influence,
et je ne crois pas avoir jamais joui plus pleinement du bonheur de vivre
que dans ces quelques heures... »
Ainsi, ce seul nom de République avait accompli le miracle de
rendre l'espérance à tout un peuple, de faire taire les
rancunes, d'alléger les souffrances, de calmer les craintes.
Il y eut quelque chose de mystique, dans la ferveur républicaine
de la population parisienne. Une joie sincère et confiante animait
tous les citoyens. Et, devant l'explosion de leur enthousiasme, la jeune
République eût pu, dès le jour même de sa
naissance, s'écrier, comme la jolie Marianne de notre ami Raymond
Pallier :
- Comme ils m'aiment !
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 7 novembre 1920