VARIÉTÉ
Les Martyres de la science
La science a ses martyrs, comme la foi. Et la science, au-surplus, n'est - elle pas elle-même une religion ? N 'exige-t-elle pas de ses véritables adeptes le don complet d'eux-même ? Ne devient-elle pas pour eux un sacerdoce ? Ne les entraîne-t-elle pas à l'apostolat ? Quel philosophe a dit : « Toute science commence par un acte de foi » ? Mais toute la vie du savant n'est-elle un long acte de foi ? Un Pasteur, un Roux, un Curie, un Branly ne sont-ils pas guidés dans leurs âpres recherches par leur foi dans le progrès humain ? Ne sont-il pas soutenus par elle encore dans leur lutte contre l'indifférence et l' ignorance ? « Et pourtant elle tourne », disait Galilée au moment même où, sous menace de mort , on le forçait d 'abjurer sa découverte de la rotation terrestre ...« Et pourtant les infiniment petits existent » , disait Pasteur , à l 'heure où toute la vieille médecine, dressée contre lui, prétendait que la microbiologie n'était qu'un rêve. La foi doit être inébranlable dans l 'âme du savant, inébranlable, active , enthousiaste:
La foi qui n'agit pas, est-ce une foi sincère ?....
Mais la foi du savant dans sa science, dans son oeuvre, dans son devoir ,est une foi agissante, et qui va parfois jusqu'au suprême sacrifice. Si vous passez devant l ' Hôtel-Dieu de Paris, entrez dans la cour : vous y verrez un monument sur lequel sont inscrits des noms inconnus de la foule. Découvrez-vous devant ce monument, inclinez-vous devant ces noms injustement ignorés : ce sont ceux des internes des hôpitaux de Paris qui sont morts victimes de leur devoir, victimes de la science , au chevet des malades dont ils ont contracté le mal en voulant les sauver , morts à leur poste de combat.
Ce sentiment du devoir professionnel
est commun aussi bien chez les plus modestes savant que chez les plus illustres.
Vous rappelez-vous l'histoire poignante et sublime du docteur Rabuel ?
C'était un tout petit médecin
de Ménil-montant , un médecin des pauvres . Bien qu'il fût
sans fortune , quand on l ' appelait en quelque logis de miséreux
, il courait à n 'importe quelle heure du jour ou de la nuit, donnait
ses soins, et quand on voulait le payer , il disait en souriant : «
» Ce n'est rien » Un jour , on
le mande auprès d 'un enfant atteint du croup. Les injections de
sérum ont été faites tardivement ; l'enfant agonise
. Le médecin n' hésite pas : il colle ses lèvres à
celles du petit malade et il aspire les fausses membranes qui l étouffent
. L ' enfant fut sauvé. Le médecin mourut... Il mourut martyr
de la science, victime du devoir - à trente ans . IL y a deux ans,
une jeune étudiante en médecine, Mlle Marcelle servais , qui
soignait les contagieux à l ' hôpital Claude- Bernard, contracta
elle aussi la terrible maladie en procédant au tubage d 'un enfant
atteint de diphtérie, et succomba .Elle avait vingt-deux Ans. A l'hôpital
Necker , il y a quelques années, le docteur Louis Bazy , interne
de chirurgie, aidait son chef, le professeur Berger, dans l' opération
d'une pleurésie purulente. Au moment où le chirurgien pressait
sur la paroi thoracique du malade , un flot de pus , s'échappant
de la plaie, atteignit l'interne à l'oeil. Le jeune savant ne pouvait
se dissimuler le danger qu'il courait. Il eût fallu procéder
immédiatement à la désinfection de l'organe atteint
. Mais, pour cela,il fallait demander au chef d 'arrêter l' opération
; et qui sait si des complications n'en résulteraient pas qui pourraient
être mortelle pour l'opéré. L'interne ne dit rien et
ne bougea pas. Quand il put se soigner, il était trop tard. Une ophtalmie
des plus graves se déclara .Après six mois d 'affreuses souffrances,
il perdit l'oeil. Il avait failli perdre la vie . Mais il avait accompli
jusqu'au bout le devoir imposé par sa conscience de savant. Je ne
rapporte que quelques traits caractéristiques de ce sentiment. Que
de pages ne nous faudrait-il pas pour citer seulement les noms de tous ces
héros de la science et du devoir, de tous ces chirurgiens victimes
de piqûres anatomiques au cours des autopsies qu'ils pratiquaient,
de tous ces médecins qui ont trouvé la mort au chevet des
contagieux qu'il soignaient au péril et au prix même de leur
vie ! La science , en progressant sans cesse, semble multiplier les dangers
pour ceux qui la fond progresser. Un de nos savants confrères, journaliste
scientifique et radiographe éminent, le docteur Foveau de Courmelles,
écrivait récemment des rayons X : « Ils tuent ou guérissent
». En effet, ils guérissent le malade, ils tuent le médecin
. Et ils le tuent lentement, sourdement , le mutilant peu à peu avant
de lui porter le coup suprême .Alors que leur action est bienfaisante
pour le malade auquel on les applique par doses mesurées, elle est
terrible pour l'opérateur qui, en dépit de toutes les précautions,
absorbe les rayons égarés. En vain se revêt-il d' une
véritable armure de plomb - ce métal ayant pour effet d 'arrêter
les rayons au passage - les rayons passent tout de même, l' atteignent,
le brûlent ; et c' est un martyre qui ne finira que la mutilation
ou la mort Les rayons X ne sont connus que depuis un peu plus de vingt ans
. Et que de noms déjà - que de noms qui devraient être
glorieux - sont inscrits au martyrologe de la science nouvelle ! La foule
, hélas ! qui connaît si bien les noms des baladins qui l'
amusent , ignore totalement ceux des savants qui se sacrifient et qui meurent
pour elle. Qui se souvient du physicien Radiguet, de l'opérateur
Dorséne, de Périgueux, du docteur Guilloz, de Nancy, de la
doctoresse Blanche Wittmann, qui, tous, succombèrent après
qu' on leur eût coupé les bras - les bras brûlés,
rongés par l' infernale ampoule de Crookes ? Et je n 'en cite que
quelques-uns parmi ceux qui sont morts . Combien d ' autres ont dû
abandonner la terrible science après les plus longues souffrances
et les plus douloureuses mutilations. Au début de cette année,on
signalait le cas de M. Vaillant, radiographe de l'Hôpital Lariboisière,
qui venait de subir l'amputation totale du bras gauche , avec désarticulation
de l' épaule et enlèvement d' une partie de la clavicule et
de l' omoplate . M.Vaillant en était à sa dixième opération.
C 'est assez dire tout ce qu 'il avait souffert. Et bien, le croirez vous
? M. Vaillant n' a pas quitté son poste. Il continue à opérer,
à Lariboisière, à l'aide de l' unique bras qui lui
reste . Et rien n' est plus beau que cette sublime obstination dans le devoir
.Ces jours deniers, les rayons X ont fait un martyr de plus. Charles Infroit,
chef des services de radiographie à la Salpêtrière,
a succombé aux suites des vingt-deux opérations qu'il a subie
depuis vingt-deux ans qu'il pratiquait les rayons X .Oui , vingt-deux opérations
en vingt-deux ans. Une opération par an. Infroit n 'avait que quarante-six
ans. Il était venu tout jeune à la science nouvelle .Or ,
il faut que toute initiation ait ses martyrs .On savait moins se défendre
en ce temps-là contre les dangers de l' ampoule de crookes. Infroit
souffrit de brûlures atroces : Il persista. Il y a deux ans, il fallut
lui couper le bras droit ; l'an dernier, il fallut lui enlever le poignet
gauche . Ses moignons munis d 'appareil articulés, il continua son
oeuvre - il la continua jusqu'à la mort !
Inclinons-nous bien bas devant ces martyrs volontaires de la science . Pour un salaire misérable, dont un manoeuvre ne voudrait pas , ils sacrifient leur santé, ils se laissent mutiler , ils donnent leur vie , enfin. Je voudrais que l 'histoire de leur dévouement sublime fût contée le même jour par les maîtres aux écoliers de toutes les écoles de France. Aucun hommage ne saurait être au-dessus de leur mémoire . Ils sont les plus purs, les plus indiscutables héros, ceux qui meurent ainsi pour la science et pour l' humanité
Ernest Laut .
Le Petit Journal du Dimanche 12 Décembre 1920