Nos gravures

JOYEUX NOEL

La fée Réveillon fait son entrée au village

 

VARIÉTÉ


A propos
de d'Annunzio

Histoire tragi-comique des conquistadores

Le traité de Rapallo n'a pas donné satisfaction à Gabriele d'Annunzio. Le roi et le Sénat italien l'ont ratifié; d'Annunzio ne le ratifie pas. Le poète est plus royaliste que le roi, plus Italien que l'Italie tout entière. C'est une attitude dangereuse, non seulement pour lui-même, mais encore, mais surtout, pour son pays, qu'il aime pourtant de tout son coeur, et dans l'intérêt duquel il croit agir.
On ne peut oublier le rôle glorieux qu'a joué d'Annunzio pendant la guerre; son action infatigable en faveur de l'entrée de l'Italie dans la lice aux côtés des Alliés, sa bravoure légendaire; mais depuis septembre 1919, depuis son équipée de Fiume, tous les gens de bon sens sont d'accord pour blâmer et pour regretter des actes qui ne peuvent que troubler la tranquillité de l'Europe et nuire à la bonne entente de deux nations qui, solidaires dans la grande guerre, ne demandent qu'à vivre amies dans la paix.

***
Ces équipées de condottieres, de conquistadores, ces entreprises d'aventuriers ont presque toujours eu, pour leurs auteurs, une fin déplorable. D'Annunzio ferait bien de s'en aviser avant qu'il ne soit trop tard.

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux,

dit un vers célèbre. Oui, mais c'était en des temps très lointains. Il ne suffit plus aujourd'hui d'être un soldat heureux pour être roi. Apprenez, ô poète, l'histoire de tous ceux qui, dans les temps modernes, essayèrent de se créer, sur quelque point du monde, une souveraineté de tons ces « rois sans couronne », comme les appelle M. de Villiers du Terrage, leur historien, et vous verrez que leurs aventures ont toujours sombré ou dans la tragédie, ou dans le ridicule, ou tout au moins dans la désillusion.
En 1736, un gentilhomme lorrain, Théodore Antoine de Neuhoff se proclame empereur de Corse sous le nom de Théodore Ier. Il débarque à Porto-Vecchio le 15 juillet 1738 ; le peuple l'acclame. Mais il lui faut conquérir son empire. Et les Génois qui l'occupent ne sont pas gens à le céder sans combat.
Finalement, Théodore 1er vaincu, abandonné par ses partisans, s'en alla mourir à Londres, dans un état voisin de la misère.
Le comte de Benyowsky, gentilhomme hongrois, et colonel au service de la France, envoyé en 1773, par le gouvernement français à Madagascar, pour y créer un simple poste de commerce, fut pris, une fois dans la grande île, du délire de la souveraineté. Il rassembla les chefs Indigènes, les gorgea d'eau-de-vie et se fit proclamer par eux Ampansachabé, c'est-à-dire maître suprême de l'île.
Après quoi, notre homme repartit pour l'Europe afin d'y faire consacrer sa dignité souveraine. Il y fut assez mai reçu et fut obligé, pour vivre, d'abandonner son grade et de se faire négociant. En 1870 l'Ampansachabé de Madagascar fondait à Fiume, tout justement - 0 d'Annunzio, quelle rencontre ! - une maison de commerce, qui ne tarda pas, d'ailleurs, à faire faillite.
Alors, il s'en retourna dans son « empire », et au lieu d'y servir, la France, il agita le pays contre ses représentants et ses colons. Si bien qu'on dut envoyer une expédition contre lui. Retranché dans un fortin qu'il avait élevé de ses mains, et entouré de quelques indigènes, il se défendit courageusement et fut tué d'une balle en plein coeur.
Lady Esther, Stanhope, reine de Palmyre, qui, en 1813, était ;parvenue à imposer son autorité aux peuplades druses de Tadmor, mourut en 1839 dans son « palais » en ruines, seule, abandonnée de tous, et dans la plus extrême misère.
Le comte de Raousset-Boulbon, le conquérant de la Sonora, après quatre ans de luttes et de misères, fut pris par les Mexicains et fusillé sur la place du Gouvernement à Guaymas.
William Walker, qui s'était improvisé « dictateur du Nicaragua » eut le même sort le 14 septembre 1860.
La fin du siècle dernier a vu sombrer, soit dans le tragique, soit dans le ridicule, quelques-uns de ces chercheurs, d'aventures, fondateurs de royaumes ou de républiques imaginaires.
Ce fut Antoine Orélie ler, de son vrai nom Antoine de Touneins, ancien avoua à Périgueux, qui, pris de la frénésie des aventures, s'en fut, en 1860, dans le pays des Araucans, au sud du Chili, et se proclama roi d'Araucanie.
Ce pauvre roi voulait offrir son royaume à la France, mais le gouvernement français le traita de fou, les journaux se moquèrent de lui à l'envie. Personne ne voulut l'aider. Alors, le Chili qui projetait de s'annexer les terres araucaniennes, prit ombrage de l'influence que l'ancien avoué périgourdin acquérait peu à peu auprès du peuples et des caciques. Le « roi » attiré dans un guet-apens, fut arrêta et mis en prison. La cour de Santiago le déclara fou et ordonna son internement dans un asile d'aliénés.
Finalement, l'infortuné souverain des Araucans, ramena en France, tomba dans la plus noire misère et dut, malade et à bout de ressources, se faire admettre à l'hôpital de Bordeaux. Il mourut en 1878.
Plus d'un vieux Parisien doit se rappeler encore Charles-Marie de Mayrena, ancien sous-officier de spahis, qui, en 1888, se proclama roi des Sédangs, sous le nom de Marie ler. -
Lors de l'exposition de 1889, Marie 1er quitta son « royaume » des bords du Makong pour venir en France d'abord, puis en Belgique, essayer de se faire reconnaître et surtout vendre des brevets de son « ordre royal du pays des Sédangs ».
Il en vendit beaucoup, dit-on, et lança également des actions pour l'exploitation de mines d'or situées dans ses États.
Avec le produit de ces petits négoces, il acheta des armes, fréta un bateau pour retourner dans son royaume. Mais les Anglais de Singapour mirent l'embargo sur son bâtiment, et Marie 1er s'en fut mourir de la morsure d'un reptile dans une petite île de l'archipel malais.
Qui ne se souvient également de la fameuse république de Counani et de son non moins fameux président, le nommé Jules Gros ?
En 1888, quelques habitants du pays de Counani - territoire contesté entre la Guyane française et le Brésil - qui connaissaient M. Jules Gros, lui proposèrent d'accepter la présidence de la république qu'ils voulaient créer.
M. Jules Gros accepta. 1l était publiciste et conseiller municipal de Vanves. C'étaient là, évidemment, des fonctions qui le désignaient au choix des Counaniens.
Il prit son rôle au sérieux et, tout d'abord - fonda l'ordre de l'Étoile de Courani. Cela fait, il partit pour le pays où l'appelaient les volontés populaires. Mais à George Town (Guyane anglaise), où il avait relâché, les autorités, abusant de sa confiance, l'embarquèrent sur un navire qui, au lieu d'aller à Counani, se rendait à Londres sans faire escale. De sorte que le pauvre président ne vit même pas le pays dont il devait diriger les destinées.
Cela ne l'empêcha pas de distribuer à ses amis de « Étoile de Counani ». Et je serais fort surpris si, en cherchant bien,on ne trouvait pas encore aujourd'hui, entre Vanves et Montmartre, quelques titulaires de l'ordre fondé par le président Jules Gros.
Ces aventures ne finissent pas toujours aussi bien que celle de l'ancien conseiller municipal. de Vanves, Harder Hickey, prince de la Trinidad misérable et désespéré, s'empoisonna au Texas en 1898. Jacques ler (Jacques Lebaudy), empereur du Sahara, faillit faire massacrer par les Maures quelques pauvres marins qu'il avait abandonnés sur les rivages inhospitaliers de son « empire ». Ces entreprises de fous ou d'ambitieux ne sont pas toujours fatales qu'à leurs auteurs.
On n'en vit pas une seule réussir. Régulièrement, elles sombrèrent ou dans le drame comme celles de Renyowsky ou de Raousset Boulbon, au bien dans le grotesque comme celles de Jules Gros et de Jacques Lebaudy.
Avouez qu'il serait navrant de voir Gabriele d'Annunzio, grand poète et soldat valeureux, ajouter un chapitre à cette histoire tragi-comique des conquistadores malheureux.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal Illustré du 25 Décembre 1920