SOIRÉE TRAGIQUE DANS UNE MÉNAGERIE
C'est un accident malheureusement trop fréquent
que celui du dompteur attaqué par ses fauves. Ces derniers jours,
à la fête foraine qui a lieu, boulevard Ney, à Paris,
un drame de ce genre s'est déroulé.
Le dompteur, Henri Chiffreix, présente, chaque soir, dans les exercices
habituels à ces sortes d'exhibitions, deux lionnes dont il a fait
l'acquisition depuis quelques mois et qu'il n'a pas fini tout à fait
de dresser. D'habitude, les deux bêtes, dociles, obéissaient.
Mais ce soir-là, plus surexcitée que de coutume, l'une des
lionnes profita d'un moment d'inattention du dompteur, se dressa derrière
lui et lui planta les pattes sur les épaules.
L'homme chancela sous le choc et tomba. Il y eut une lutte poignante et
qui ne dura pourtant que l'espace d'un éclair. Des aides purent enfin
intervenir et séparer les deux étranges combattants. Mais
Henri Chiffreix avait eu le temps d'être cruellement mordu.
Ce sont les aléas du métier, dit-on, mais il faut, reconnaissons-le,
un certain courage pour les risquer.
En marge de l'actualité
Les dompteurs dévorés
Les risques professionnels des dompteurs
?.. Il y a des gens qui les nient. Bast ! disent-ils, tous les dompteurs
meurent dans leur lit !... N'empêche que l'un d'eux, ces jours derniers
encore, a failli mourir dans la cage sous la griffe de sa lionne.
S'il est vrai qu'un certain nombre de dompteurs fameux, tels Bidel, le père
Pezon, Bostock, sont morts, suivant l'expression populaire, « de leur
belle mort », il ne faut pas oublier que beaucoup d'autres ont succombée
sous la griffe de leurs bêtes, et qu'il n'en est pas un peut-être,
même parmi les plus heureux, qui n'ait été blessé
au moins une fois dans l'exercice de sa profession.
Le premier dompteur qu'on vit à Paris était un Hollandais
qui portait, bien que citoyen des Pays-Bas, un nom français, et même
très communément français. Il s'appelait Martin.
A l'époque où florissait Martin, le boulevard de la Madeleine
n'était pas encore achevé. En contre-bas s'étendait
la rue basse - du - Rempart, sur l'emplacement qu'occupèrent autrefois
les fossés des fortifications. C'est là que le belluaire avait
installé sa ménagerie, et c'est là que la foule accourait
pour se repaître d'un spectacle tout nouveau pour elle.
Après Martin, Paris applaudit successivement Van Amburg, un Hollandais
encore, qui s'émit spécialisé dans le dressage des
tigres, puis un Anglais, Crockett, un Allemand, Hermann, qui domptait des
ours blancs, bêtes d'ailleurs fort pacifiques ; enfin, quelques Français
: Charles, Batty, Lucas, et une dompteuse, Mme Le Prince.
Parmi ces précurseurs, trois moururent victimes de leur profession,
dévorés par leurs animaux, sous les yeux du public. Ce sont
: Van Amburg, Charles et Lucas.
Batty qui, cependant, faisait montre dune incroyable audace, échappa
à ce triste sort, bien que, plusieurs fois, il ait été
blessé au cours de ses exercices. C'est lui qui le
premier, s'avisa de cette bravade d'ouvrir toute grande la gueule d'un lion
et d'y fourrer la tête. Certain jour que l'animal était un
peu nerveux, il sera légèrement les mâchoires. Quand
Batty retira sa tête, du sang coulait aux tempes ; il l'essuya avec
son mouchoir et continua froidement sa représentation.
Lucas, second et élève de Batty, perpétua cet exercice
dangereux. Mais, moins heureux que son maître, il eut affaire un jour
à un lion qui referma la gueule au montent psychologique et lui écrasa
la tête entre ses crocs.
Bidel, l'une des gloires de l'état de belluaire, mourut dans son
lit, après avoir, pendant près de quarante ans, risqué
sa peau quotidiennement sous la griffe et la dent des fauves.
Ses exercices, cependant, n'allèrent pas ans quelques accidents inhérents
au métier, mais Bidel était aussi prudent que hardi ses audaces
étaient raisonnées, et il savait tout obtenir de ses fauves
sans jamais les exaspérer. C'est ce qui explique que, dans sa longue
carrière, il n'ait eu à subir qu'un accident vraiment grave.
Mais celui-là faillit être mortel ; et il l'eût été
sans l'extraordinaire sang-froid qui n'abandonna pas le dompteur.
C'était à la fête de Neuilly, en 1886. Bidel avait remarqué
que, ce soir-là, son lion Sultan, un superbe africain de 18 ans -
l'âge de la pleine vigueur chez le lion - était un peu nerveux.
Le dompteur souffrait d'un rhumatisme dans la jambe... Entrerait-il dans
la cage de Sultan ?... Il entra. A peine y était-il d'un instant
qu'une douleur vive le forçait à plier le genou... «
Ah ! racontait-il plus tard, je redoutai pas que je ne fusse perdu. Le dompteur
à terre, c'est le dompteur vaincu ! ».
D'un bond, Sultan fut sur lui, lui labourant la tête de ses griffes,
le déchirant. Bidel, cependant, ne perdit pas contenance. Saisissant
à la gorge l'animal, et réunissant toutes ses forces, il lui
tordit la peau à l'étouffer. Le lion lâcha prise un
instant. C'en fut assez pour permettre
aux employés d'arriver, armés de barres de fer rougies au
feu et de sauver le dompteur.
On connaît la légende de l'Anglais féroce qui suit un
dompteur de foire en foire avec l'espérance de le voir dévorer
par ses bêtes. Cette légende - comme toutes les légendes,
- a un fonds de vérité ; et c'est dans l'histoire de Bidel
que nous en trouvons l'origine.
Bidel s'était marié tout jeune à Mlle Maria Lécuyer,
fille d'un montreur de figures de cire - mariage d'amour des deux côtés.
Les fiançailles, pourtant, avaient failli être rompues. Le
papa Lécuyer, homme à cheval sur les moeurs, dit un jour à
Bidet :
Mon garçon, vous me plaisez beaucoup. mais si vous voulez épouser
ma fille, commencez par renoncer à votre Anglaise.
- Mon Anglaise ? . Quelle Anglaise ?
- Mais, par bleu ! cette Anglaise qui suit toutes vos représentations.
Vous ne direz pas qu'elle n'est pas amoureuse de vous. Elle vous dévore
des yeux.
Ma foi, dit Bidel, j'aime mieux être dévoré de cette
façon que de l'autre. Mais je vous avoue que je n'avais pas remarqué
cette dame. Venez donc à la prochaine séance et vous l'interrogerez
devant moi.
Ainsi fut fait. Et le père Lécuyer demeura fort ébaubi
quand la dame lui répondit :
- Amoureuse, moa ! No ! Seulement je suis veuve et j'ai besoin
de distractions. Je veux être là quand master Bidel
sera mangé.
Ernest LAUT
Le Petit Journal Illustré du dimanche 15 mai 1921