Le match Criqui-Ledoux

En 1 minute 23, la foudre a eu raison de l'ouragan : Criqui a étalé à ses pieds Charles Ledoux, la terreur des poids coqs, celui qui avait jusqu'ici parsemé tous les rings du monde de ses victimes inanimées.
Ce fut incroyable, d'une rapidité inouïe. Mais ces 83 secondes suffirent à composer une tragédie complète.
Les deux rivaux se présentent sur le ring : Criqui, grand, élancé, les traits tirée, pâle, Ledoux, petit, trapu, songeur, l'air lointain. Ils attendent la réplique qui, sous forme de coup de gong, les fera entrer en scène. Pour le montent, ce sont les managers qui tiennent le plateau, tandis que cinéma et photographes, qui, pour une somme rondelette, ont acheté l'exclusivité d'un match devant appartenir à tout le monde, se préparent à faire ample moisson, de films et de clichés ! Contestation : les organisateurs avaient mission de fournir les bandes dont les boxeurs s' entourent les poignets. En conséquence, Ledoux n'en a pas apporté. Criqui, lui, en a pour deux autour des mains. Descamps déleste. Il a raison. On tire les gants au sort l'annonciateur énumère les noms des multiples officiels dont le public se soucie peu. Tout est prêt.
Pendant ce temps, Georges Carpentier vient dans le coin de Ledoux, son camarade d'équipe, son ami de 14 ans, son adversaire de 1909, pour lui donner des conseil .
« Garde-toi bien la mâchoire. Cache-la derrière ton épaule. Abrite-la, c'est là que tu seras cueilli si tu te découvres. »
Eudeline, manager de Criqui, énumère à son poulain les recommandations mille fois répétées :
« Attention à l'estomac. A la moindre ouverture, n'hésite pas à lancer ton crochet au menton. »
Les deux hommes écoutent sans paraître entendre, l'oeil vague, dans l'attente énervante et épuisante.
Dernière présentation : les deux adversaires ont été pesés l'après-midi au-dessous de la limite de 55 kilos. « Vous êtes prêts ? » Criqui répond un « oui » à peine perceptible, Ledoux abaisse la tête. Le signal est donné.
Dans les coins, du côté de Ledoux, son frère, ses soigneurs Wilson, Gaillard, son manager Descamps ; du côté de Criqui, Francis Charles, Dorgueille, Eudeline, installent tout pour être prêts aux soins rapides à donner à la fin de la reprise.
Un silence religieux. Sous la lueur blafarde des lampes oxhydriques, dans le brouillard qui étend son manteau sur tout ce qui n'est pas le ring, parmi les mondaines, et fractions de mondaines qui étalent leur chair au milieu de fourrures et de bijoux, devant les populaires gouailleurs et prompts à l'interpellation gavroche, un recueillement quasi religieux plane : les respirations semblent s'arrêter, la foule est haletante. La solution prochaine de l'énigme « qui va gagner ? » parcourt d'un frisson dans d'angoisse cette multitude. C'est que l'un et autre combattants sont aussi sympathiques, aussi dignes d'admiration. Ils représentent tous deux un passé d'honneur comme hommes, de gloire comme boxeurs, de bravoure comme soldats. Il faut qu'il y ait un gagnant, et on a peur de connaître le meilleur.
Près du ring, écarquillant ses yeux, pâle, fébrile, Mme Charles. Ledoux suit toutes les péripéties sans se soucier de quoi que ce soit qui n'est pas son mari.
Les adversaires ne perdent pas, de temps en vaines Observations. Ils sont en action. Ledoux se précipite : il attaque à l'estomac ; sous le choc, Criqui, bousculé, titube, tombe, vite se relève. Le champion d'Europe des poids coqs a-t-il vu là une possibilité pour lui de triompher rapidement ? S'est-il imaginé qu'il a découvert le point faible ? C'est à croire, car avec une imprudence rare, il renouvelle sa tactique. Mais cette fois elle se traduit par un corps à corps : Ledoux travaille au flanc, Criqui a hâte de sortir de l'étreinte du bélier.

***
Les deux hommes sont écartés. Ledoux s'avance, commettant la folie de tenir les deux bras, telles des bielles, et la mâchoire complètement découverte. Criqui n'en demande pas davantage. D'une puissante détente, il part du droit. Sa haute taille lui permet de viser et de donner toute sa force en plongeant, rappelant le mâtador lançant coup d'épée, au taureau.
Le phénomène d'endurance, celui qui n'a jamais été ébranlé au point de s'abattre, les yeux vitreux, signalant le drame interieur, la lutte de la raison contre, l'anesthésie, s'écroule au sol. Au lieu de rester neuf secondes comme il en a le droit, pour essayer de se remettre, il semble avoir honte de cette chute. Il réagit, se redresse et reprend sa garde. Là encore, il néglige de protéger sa mâchoire Criqui part du gauche, double du droit, les deux fois au menton. Nul être humain ne pourrait espérer se relever avant les dix secondes fatidiques ! Ledoux, étendu, lutte contre le destin. On sent qu'il comprend l'étendue de sa défaite. Il ne veut bas être battu. Du pied, il gratte le sol où il voudrait trouver un soutien pour se rétablir. Sa tête veut, son corps refuse. « Dix ! » s'écrie l'arbitre. Ledoux est encore à terre. II est knock-out.
Criqui se précipite pour le relever et le reconduire dans son coin. La foule, consternée, ne s'était jamais attendue à semblable fin, si rapide. Elle a besoin de se reprendre avant d'applaudir le vainqueur et d'associer le vaincu dans son tribut d'admiration.
Ledoux, lui, hébété, sur sa chaise, ne sait où il est, ce qui s'est passé. Sa femme s'est précipitée et l'embrasse. Criqui, Eudeline viennent lui donner l'accolade. Quelques instants après, on emporte dans sa cabine le champion qui a eu le tort d'accepter le combat contre le champion de la catégorie supérieure à la sienne. Alors le pauvre garçon a une crise de larmes, mêle ses pleurs à ceux de sa femme. Et j'assiste à cette scène tragique, dont le silence m'émeut étrangement, tout en me rappelant cette phrase que me dit, quelques jours avant, Ledoux, et qui ne dépeint exactement.
Dans tous les cas, quoi qu'il arrive, je frapperai pas Criqui à la mâchoire, car avec sa blessure de la guerre, je pourrais lui faire mal pour toujours. »
Bravo, Criqui, mais Ledoux n'est pas déchu, pas plus que Carpentier, battu par Dempsey, n'a été diminué.

Jacques Mortane

La Semaine

Les chanteurs de la Sixtine. - Un vieux maître français. - Plaidoyer pour les petits oiseaux.

PARIS, puis quelques grandes villes de la province et quelques grandes villes de Belgique, vont entendre prochainement le premier choral religieux du monde : les chanteurs chapelle Sixtine, auxquels se sont joints chantres des basiliques de Saint-Pierre et de Saint- Jean de Latran.
Je sais plus qui a dit, que le plain-chant était dans la musique ce que l'ogive est dans l'architecture. De fait, le chant grégorien et le style ogival ont le même caractère de simplicité, la même grandeur d'expression. Inspirés l'un et l'autre à une époque où le sentiment religieux était dans toute sa ferveur, ils portent, l'un et l'autre, au plus haut degré, l'empreinte de ce sentiment. Et, de l'un comme de l'autre, les chefs-d'oeuvre sont anonymes.
Avant le XVIe siècle, il n'y avait, dans les églises, pas d'autre musique que celle-là. A cette époque, le perfectionnement de l'harmonie et du contre-point introduisit de grandes modifications dans l'art de la musique en général et dans la musique religieuse en particulier. L'art devint une science. Les noms de deux hommes de génie dominent cette réforme. Palestrina en Italie, Roland de Lattre au pays de Hainaut. Leurs oeuvres, dans le style religieux, ferons l'admiration des musiciens tant que la musique existera.
Ce n'est guère qu'un siècle plus tard que la France eut son premier grand compositeur de musique religieuse. Il s'appelait Michel de Lalande et était maître de la chapelle de Louis XIV. Ses huit volumes de motets renferment des beautés de premier ordre. Pendant le XVIIIe siècle, ses oeuvres furent le fonds de répertoire des maîtrises. Aujourd'hui, à l'exception de quelques érudits, la plupart des Français ignorent jusqu'à son nom. Il mérite mieux pourtant, car il fut le digne précurseur de Haendel et de Sébastien Bach.
Si, comme il est probable, les grandes auditions des choeurs de la Sixtine raniment un instant le goût des amateurs pour la musique sacrée, ne pourrait-on, dans les prochains concerts spirituels, exécuter quelques oeuvres de Lalande et faire revivre le souvenir du vieux musicien français ?


***
Il est d'autres chanteurs en faveur desquels on sollicite en ce moment notre intérêt : ce sont petits chanteurs ailés qui font la joie de nos campagnes et que menace le retour d'une mode singulièrement funeste, celle qui consiste à orner les chapeaux des dames avec nos oiseaux pays.
Cette mode est d'ailleurs illégale. II y a en effet, des lois qui protègent les petits oiseaux qu'on pourrait parfaitement appliquer aux belles dames qui sont cause de leur destruction.
Mais les meilleures lois sont celles qu'on fait à soi-même, et nous aimons à croire que nos élégantes sauront s'imposer celle-ci. Il doit suffire pour cela de leur rappeler que l'oiseau est plus actif auxiliaire du cultivateur et qu'il protège mieux l'agriculture que tous les droits de douane.
II y a des oiseaux uniquement insectivores ; il y en a d'autres, comme le moineau, le pinson, l'alouette qui sont à la fois granivores et insectivores ; mais, en règle générale, tous les oiseaux mangent des insectes : donc, tous les oiseaux sont utiles à l'agriculture et aucun ne doit être sacrifié pour le vain ornement d'un chapeau.
Un professeur d'agriculture a calculé que 45.000 chenilles, vers et autres insectes étaient nécessaires pour alimenter, dans l'espace d'une saison, une seule nichée de mésanges. Le roitelet, le plus petit de nos oiseaux, absorbe des milliers de chenilles.
Enfin, c'est au chiffre de 400 millions de francs que les calculs les plus modérés évaluent les dégâts que font subir annuellement à l'agriculture les insectes dont les oiseaux font leur nourriture habituelle.
L'inclémence au temps, l'ignorance des hommes, tuant bien assez d'oiseaux sans que la mode vienne encore encourager ces ravages.
Protégez plutôt les petits oiseaux, mesdames, non seulement parce qu'ils contribuent à la richesse de nos campagnes, mais encore parce qu'ils leur donnent l'animation, le charme et la gaîté.
Un pays sans oiseaux est un triste pays. Gardons que notre France devienne ce pays-là.
Elle fut renommée de tout temps pour, l'abondance de ses oiseaux.
« J'entends chanter les oiseaux, disait un voyageur qui, après avoir traversé l'Allemagne, venait de franchir notre frontière. J'entends chanter les oiseaux : je suis en France.
Et rappelons-nous, mesdames, ce joli mot, si vrai, de Michelet :

« L'oiseau peut vivre sans l'homme, mais l'homme ne peut vivre sans l'oiseau. »

Ernest LAUT.

Le Petit Journal Illustré du dimanche 12 février 1922