Les grands faits
Le jubilé de Branly.
La Semaine
Le jubilé de Branly. - Télégraphie, télémécanique
et téléphonie sans fil. - Le génie d'un savant français.
Enfin, nos savants sont à
l'honneur ; et l'on n'attend plus qu'ils soient défunts pour magnifier
leur oeuvre et glorifier leur nom. La générosité publique
s'émeut en faveur des laboratoires ; et la foule commence à
connaître les noms des grands physiciens et des grands chimistes presque
aussi bien que ceux des joueurs de football ou des boxeurs fameux
L'hommage aux maîtres de la science française prend parfois
une forme d'apothéose. C'est ainsi que le professeur Branly vient
d'être l'objet d'une manifestation d'un caractère réellement
populaire. Son jubilé scientifique a été célébré
avec un éclat inaccoutumé.
Trois noms demeurent attachés à la découverte de la
T. S. F. . ceux du savant allemand Hertz, du savant français Branly
et du savait italien Marconi.
Hertz avait découvert le moyen de lancer dans l'espace des ondes
électriques. Branly inventa l'appareil dénommé par
lui « cohéreur » ou « radio-conducteur »
permettant de déceler le passage de ces ondes, et fit les premières
expériences à l'aide de son « tube à limaille
» et d'un galvanomètre dont l'aiguille aimantée subissait
des déviations sous l'influence des étincelles. Marconi reprit
les expériences de Branly, remplaça le galvanomètre
par l'appareil Morse et accrut peu à peu la distance entre les postes
transmetteur et récepteur, en élevant de plus en plus les
antennes et en augmentant sans cesse l'énergie des étincelles.
Telle est la part qui revient à chacun dans l'invention de la télégraphie
sans fil. On voit que, si l'honneur appartient à Marconi de l'avoir
fait entrer dans la voie des réalisations pratiques, elle était
définitivement acquise dès les premières expériences
de Branly.
Quand on songe que tant de sciences ont mis des siècles avant de
donner des résultats profitables à l'humanité, on s'émerveille
de voir le chemin parcouru par celle-ci depuis le jour, encore si proche
de nous, ou le grand savant français inventa l'appareil qui devait,
en quelque sorte, la faire naître et en permettre l'exploitation.
Car ce n'est qu'en 1890 que le docteur Édouard Branly imagina ce
« tube à limaille », qui gardera, dans l'histoire scientifique,
le nom de « tube Branly », sans lequel il n'y aurait pas de
télégraphie, de téléphonie et de télémécanique
sans fil. C'est cette année-là qu'il fit connaître son
invention par des communications à l'Académie des Sciences
à la Société française de Physique et à
la Société internationale des Électriciens.
Il n'y a de cela que trente-trois ans ; et il n'y a pas encore vingt ans
que la science créée par le génie du savant français
est entrée complètement dans la voie des résultats
pratiques. Or, comptez combien de services elle a déjà rendus.
Un champ immense est ouvert aux applications de la découverte de
Branly. Déjà une nouvelle science née du même
principe et baptisée, par l'inventeur lui-même, du nom de «
télémécanique sans fil », a montré par
quelques manifestations les étonnants progrès qu'on peut attendre
d'elle. On a vu, par a simple volonté d'un opérateur assis
devant son appareil, des phares s'allumer à longue distance, des
sémaphores agiter leurs bras sans aucun effort humain ; on a vu des
ponts-levis se soulever, des portes se fermer, des écluses s'ouvrir
; on a fait sauter des mines à distance ; on a dirigé dans
l'air des avions sans pilotes ; sous l'eau, des submersibles sans équipage...
Tout cela tient du prodige, et Jules Verne lui-même, qui eut a prescience
de tant d'inventions modernes, n'eût pas osé prophétiser
de telles merveilles.
Enfin, tout le monde sait quel développement extraordinaire a pris,
en quelques années - que dis-le ?... en quelques mois - le progrès
nouveau. issu du même principe et appliqué à la transmission
de la parole et de la musique à travers l'espace.
La téléphonie sans fil est, peut-on dire, la maîtresse
de l'heure ; elle étend ses antennes sur le monde. Jusqu'aux plus
humbles foyers, au hameau comme à la ville, elle transmet les nouvelles,
les informations de la météorologie officielle et l'écho
des chants et des concerts.
Avouez qu'aucun hommage ne saurait être trop éclatant pour
le physicien de génie qui trouva le principe Scientifique grâce
auquel tant de miracles ont pu être réalisés.
Branly, pourtant, comme il advient toujours aux inventeurs en ce pays, connut
des heures pénibles. Pendant des années, dans son laboratoire
privé des ressources les plus nécessaires,
'inventeur dut construire ses appareils de ses mains pour éviter
la dépense. Il dut, pour vivre, consacrer la moitié de ses
journées à l'exercice de sa profession de médecin ;
et, bien malgré lui, dérober à la science physique
une large part de son temps.
Quand il eut publié sa découverte, l'envie se dressa contre
lui. Des gens la lui déniaient et prétendaient en reporter
l'honneur au physicien anglais Lodge. Il fallut que Lodge lui-même
protestât dans une lettre, rendue publique, et avec une bonne foi
qu'on ne rencontre pas toujours, même chez les savants, rendit hommage
au véritable inventeur.
Après un tel geste, la chose était jugée ; d'autant
mieux que Marconi, de son côté, honorait lui aussi Brandy d'un
hommage public, en lui adressant le premier message sans fil qu'il lança
d'Angleterre en France.
Quant aux honneurs officiels, combien lentement viennent-ils à l
inventeur !... Branly n'a vu s'ouvrir devant lui les portes de l'institut
que vingt ans après sa géniale découverte ; et il ratait
encore, il y a trois ans, que chevalier de la Légion d'honneur.
Mais ces jours d'ingratitude sont oubliés... Branly, heureusement,
aura vécu assez longtemps pour se voir rendre enfin justice, et pour
connaître la vraie gloire, celle que décerne la foule aux bienfaiteurs
de l'humanité.
Ernest Laut.
Le Petit Journal Illustré du dimanche 17 juin 1923