Les grands faits

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La Semaine
Le retour du kronprinz.- Soldat de plomb. -Saltimbanque royal.
Donc le kronprinz est rentré en Allemagne ; et tous les junkers, les traîneurs de sabre, les gens auxquels la guerre n'a rien appris, se sont précipités pour saluer son retour.
Le fils de Guillaume eût pu répondre à leurs compliments, en parodiant un mot du comte d'Artois.
-Rien n'est changé en Prusse : il n'y a qu'un Prussien de plus. »
Mais aussi quel Prussien !... Combien représentatif de sa race !... Et combien représentatif aussi de sa dynastie !
Le plus sûr moyen d'être populaire en Prusse, pour un prince de sang, fut en tout temps de parler à tout propos de poudre sèche et de sabre aiguisé. Mirabeau n'a-t-il pas dit, il y a cent trente ans dejà, que la guerre est l'industrie nationale de la Prusse ?...
Le kronprinz ne manqua jamais une occasion de témoigner de ces sentiments agressifs. Il se signala constamment, et parfois même au grand mécontentement du kaiser, homme le chef du parti de la guerre, le meneur du pangermanisme outrancier, moyennant qu'il conquît rapidement toutes les sympathies de l'Allemagne belliqueuse.
« J'ai vu bien souvent le kronprinz passer dans les rues de Berlin dans son automobile ouverte, écrivait naguère l'abbé Wetterle. Long, mince, les traits pâles, le regard sans aucune expression, le jeune officier avait toujours sur les lèvres le sourire bébête de satisfaction que donne la suffisance. Il était visiblement heureux de recueillir les marques d'admiration dévote que lui prodiguait la foule. Les pangermanistes avaient dit et répété que tout l'avenir de la plus grande Allemagne reposait sur sa tête de dégénéré. »
Sûr de posséder le coeur de ce peuple sur lequel il devait régner un jour, le kronprinz se livra sans retenue à toutes les frasques possibles.
Au cours d'un voyage dans l'Inde, chez un haut dignitaire hindou, il causa un scandale effroyable en pénétrant d'autorité dans le harem et en insultant une des femmes de l'hôte qui le recevait magnifiquement.
Une dame de la haute société anglaise, lady Wilson, qui le rencontra alors chez le Radjah de l'Inde, a raconté que lors d'une chasse au tigre organisée en son honneur, le kronprinz faillit mourir de peur. « Il n'est, disait-elle, quoique élevé à la grande école du militarisme, qu'un soldat de plomb ou de chocolat. »
Au Caire, l'héritier du trône allemand fit mille folies pour essayer de conquérir les faveurs d'une jolie actrice française qui, d'ailleurs, ne répondit à ses avances que par le dédain le plus complet.
A Rome, il commit, gaffes sur gaffes et se rendit ridicule à plaisir.
Les voyages, dit-on, forment la jeunesse. Il faut croire , que le proverbe n'était pas vrai pour le kronprinz. Son père, après qu'il eût commis à l'étranger force sottises, le rappela et, pour lui manifester ses mécontentement et l'empêcher de commettre d'autres maladresses, il l'envoya dans une garnison éloignée.
Mais les incartades continuèrent ; et Frédéric Guillaume ne manqua pas une occasion de se manifester comme le Chef du parti belliqueux.
La grande guerre fut sa guerre ; il la voulu... car il fut l'âme de ce clan de hobereaux qui, pendant des années, n'eut d'autre objectif que de mettre le feu à l'Europe.
On sait Pourtant quel rôle piteux le kronprinz a joué dans la sanglante aventure. Celui que les Allemands appelaient pompeusement « le vainqueur de Longwy », fut en réalité le vaincu de Lorraine. L'histoire dira que c'est à son impéritie que les Allemands durent, pour une bonne part, leur désastre de la Marne.
Il se distingua, cependant... Oui, à l'exemple, de ses lointains aïeux les burgraves, pillards de Nuremberg, en se comportant partout où il passa, comme un reître.
Pilla-t-il le château de Baye, comme l'en accusa le propriétaire ? La chose n'est pas nettement prouvée ; mais il est certain que le voleur de collections du baron de Baye fut un prince du sang prussien. Si ce n'est lui, c'est donc son frère Eitel, celui que le kaiser voulait nous offrir comme roi de France... Joli cadeau, comme vous voyez !
Mais le kronprinz en fit bien d'autres. Ses mésaventures galantes à Stenay, à Charleville, défrayèrent la chronique scandaleuse, ses bamboches crapuleuses eurent, partout où il passa, le plus fâcheux retentissement. Quant à sa maladresse comme chef d'armées, elle finit par exaspérer à tel point les Allemands eux-mêmes que sa popularité, si éclatante au début de la guerre, fondit bientôt comme neige au soleil.
Un major allemand fait prisonnier par les nôtres à Souchez, traduisait ainsi le sentiment des soldats sur l'héritier du trône.
« Si le kronprinz conserve son commandement dans l'Argonne, il sacrifiera ses hommes jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de son armée. »
Et il ajoutait :
« C'est un saltimbanque royal... »
Un saltimbanque !... Oui, un saltimbanque sinistre à l'image de son père, dont tout le règne ne fut que comédie et jeu de matamore.
Et c'est sur un tel personnage que le nationalisme allemand met toutes ses espérances... Voilà l'homme qu'on rappelle en Allemagne !... Voilà le drapeau du pangermanisme !
Mais que faudra-t-il donc pour instruire ce peuple et l'éclairer enfin ?

Ernest LAUT.

Le Petit Journal Illustré du dimanche 25 novembre 1923