Nos gravures

L'hercule n'est pas commode
La foire aux pains d'épice est, chaque année, un but de promenade pour les Parisiens. Cette fois, elle leur offrit un spectacle inattendu et peu banal.
Vexé d'entendre vanter près de lui la force d'un géant monté sur une estrade un passant, nommé Marcel Simas, voulut prouver à ceux qui l'entouraient, qu'il était plus vigoureux, plus « costaud » que l'hercule en question. Il saisit au hasard un spectateur et le lança au-dessus de la foule. Puis, poussé par une sorte de folie subite, il se mit à distribuer autour de lui les coups de poing.
Tout le monde fut convaincu, mais personne ne se montra satisfait d'une telle preuve. On avertit la police. Huit agents - pas un de moins - survinrent pour mettre le « costaud » à la raison. Ils y parvinrent, mais ce ne fut pas sans peine. Accrochés aux jambes, aux bras, aux épaules de l'hercule amateur, ils durent entamer avec lui une lutte sauvage qui se termina enfin au commissariat de Bel-Air, d'où on envoya cet homme vraiment trop fort au dépôt.

Le fait de la semaine

Guides d'hier et d'aujourd'hui

Voici bientôt revenir le temps où la douceur de l'air nous invite aux déplacements et villégiatures et entraîne la recrudescence pour de cette épidémie que les neurologistes modernes ont appelée la « bougeotte ».
Or, c'est tout justement cette heure-là que le docteur Friedrich Baedeker, de Leipzig, vient de choisir pour faire le grand voyage, celui dont on ne revient pas.
Chacun sait que le docteur Friedrich Baedeker est cet éditeur allemand qui publia des guides de voyages sur les pays du monde entier... Pareil au chef de gare qui disait aux voyageurs mécontents: « Est-ce que je voyage, moi? » le docteur Baedeker était fort casanier ; mais il avait, sur tout l'univers, des collaborateurs qui le renseignaient exactement sur les conditions du voyage dans leurs pays respectifs. Chaque guide était ensuite rédigé dans l'officine de Leipzig ; on y mettait le style « Baedeker ". c'est-à-dire cette forme bien allemande, froide, sèche, dépourvue de toute grâce et de toute fantaisie. Après quoi, le livre, traduit dans toutes les langues, était répandu dans tous les pays des deux hémisphères.
Or, la formule de Baedeker, si peu attrayante qu'elle soit, est pourtant celle qui inspire aujourd'hui tous les auteurs de guides de voyage. Nous ne demandons pas antre chose à ces sortes d'ouvrages que de l'exactitude, de la netteté, de la précision. A ce point de vue les guides modernes quels qu'ils soient, tant français qu'allemands, ont de quoi nous satisfaire. Mais comme ils ressemblent peu aux guides de nos pères !
Il y a seulement trois quarts de siècle ! on concevait ces petits livres fort différemment. Les itinéraires qu'on remettait aux voyageurs quand ils prenaient les diligences Laffitte et Caillard, sans viser à la littérature, évitaient pourtant cette sécheresse qui caractérise les guides d'à-présent. Les détails pittoresques n'y manquaient pas; Ils faisaient une place à l'histoire des moeurs, aux coutumes spéciales à chaque province.
Il est vrai qu'en ces temps-là les provinces avaient encore leurs moeurs particulières et que toutes les villes n'étaient pas encore calquées sur le modèle de Paris.
Un humoriste de la fin du XVIIIe siècle nous montre, dans un petit livre charmant, un bon bourgeois de Paris qui, avant de se rendre par la « galiote » dans cette lointaine banlieue, empile dans une malle tout son linge et tous ses habits, ses perruques, ses bas, ses souliers, emporté, ses pistolets et son couteau de chasse, rédige son testament, fait ses adieux à ses amis, et prend même le soin d'aller, quelques jours avant le départ, faire un stage sur des bateaux des blanchisseuses, afin d'acquérir le pied marin.
C'est de la satire sans doute, mais qui nous montre pourtant que le moindre voyage était pour nos pères une affaire d'État.
Et, sur ce point, les Allemands ne le cédaient guère aux Français. Il y a cent-vingt ans environ, un précurseur de Baedeker, le conseiller Reichard, de Gotha, après avoir beaucoup voyagé, écrivit un « Guide des Voyageurs en Europe »... Or, ce guide, à coup sûr, n'était guère fait pour inviter les gens au voyage.
Le conseiller Reichard estimait, en effet, que, pour bien voyager, il fallait avant tout se familiariser avec toutes les sciences et tous les sports, connaître à fond « l'histoire naturelle, la mécanique, la géographie, l'agriculture, les langues, le dessin, la calligraphie, la sténographie, la natation, la médecine, la musique et les beaux-arts » Un rien, comme vous voyez !... Combien peu de gens voyageraient s'il leur fallait apprendre tout cela avant de se mettre en route !...
Mais, outre cette préparation physique et intellectuelle, le voyageur devait encore prendre toutes sortes de précautions matérielles... Je passe sur la rédaction du testament. C'était la formalité préliminaire à chaque déplacement. Mais le conseiller recommande de se purger à plusieurs reprises, afin d'opposer un appareil digestif en bon état à la cuisine échauffante des auberges... Quant aux bagages nécessaires, je n'en finirais pas s'il fallait les énumérer... On devait emporter jusqu'à son lit et ses draps, et même une peau de cerf qu'il fallait mettre sur les matelas; car elle avait pour effet, parait-il, d'éloigner les punaises.
On comprend, après tout cela, que nos aïeux n'aient guère eu le goût de voyager pour leur agrément. Le moindre déplacement entraînait pour eux toutes sortes de soucis dont nous sommes aujourd'hui parfaitement dégagés.
Nous pouvons même nous éviter les menus tracas qu'entraînent l'organisation et la préparation d'un voyage. Des agences s'en chargent pour vous... Et, à ce propos, il n'est point inopportun, je croîs, de rappeler que le Petit Journal fut le premier à créer, dans la presse, un Service de tourisme. Ce service a aujourd'hui vîngt-trois ans d'existence; il a étudié et réalisé près de cent organisations touristiques différentes, tant en France qu'à l'étranger. Ces organisations, par leurs répétitions continuelles, représentent au moins un millier de voyages, et plus de vingt mille participants
Avec de telles organisations, avec les guides modernes qui vous mâchent la besogne, vous pouvez, touristes, mes amis, savourer plus que jamais cette « rêverie de voyager » dont parle Chateaubriand, cette rêverie qui vous emplit le coeur et vous vide la tête et vous donne la joie de vivre sans souci.

Ernest Laut.

Le Petit Journal Illustré du dimanche 26 avril 1925