Nos gravures
Un dramatique enlisement


Victor Hugo a dit de l'enlisement: « C'est un sépulcre qui s'est fait marée et qui monte du fond de la terre vers un vivant. » Sous une forme romantique, le poète exprime bien ce qu'il y a de mystérieux et d'hallucinant dans cette mort.
Heureusement, elle est fort rare. Les habitants des côtes où se trouvent des sables mouvants connaissent l'emplacement de ceux-ci et les évitent. Pourtant, il y a une quinzaine, on a eu à déplorer une tragédie de ce genre, Une demoiselle Pauline Conti, âgée de quarante-huit ans, et demeurant a Saint- Benoît-des-Ondes, sur la baie du Mont Saint-Michel, voulut traverser une partie de cette baie, à marée basse, se trompa de chemin et, s'étant engagée sur une piste dangereuse, mourut enlisée. Des pécheurs retrouvèrent son cadavre le lendemain.
On sait qu'aux environs du Mont Saint-Michel se trouvent des sables sournois. Cela tient à la formation de cette grève où, jusqu'au VIII ème siècle, existait une immense forêt, nommée forêt de Scissy. En 709, une marée d'équinoxe, chassée par un violent du Nord, engloutit cette région boisée tout entière. Mais les cours d'eau qui sillonnaient la forêt continuèrent de couler souterrainement. Là où ils passent encore de nos jours, le sable n'a pas de consistance et s'enfonce sous les pas. On imagine combien atroce est l'agonie de ceux qui sentent le sol se dérober sous eux, les attirer, les happer, les envelopper peu à peu d'un linceul de sable d'où nul effort ne peut les arracher.
On se rendra compte de la force de succion de ces sables en rappelant qu'au siècle dernier, un bâtiment échoué sur la grève, dans une partie inconsistante, s'enfonça si rapidement et si profondément qu'en vingt-quatre heures il avait disparu jusqu'au sommet des mâts.

LE FAIT DE LA SEMAINE

Abstention électoral

Le vote ne devrait-il pas être obligatoire ?

Voici les élections municipales terminées ; elles ont une fois de plus démontré que beaucoup de Français - trop de Français - n'ont pas le souci de remplir exactement leur devoir de citoyens. Nous n'avons pas encore le pourcentage exact des abstentions; mais nous pouvons dès à présent compter qu'il s'élèvera pour le moins à vingt ou vingt-cinq pour cent des électeurs inscrits. C'est désastreux, tout simplement.
Les « géants de 48 » comme on disait naguère, les géants de 48 qui firent tant de barricades pour obtenir le suffrage universel, ne seraient guère flattés, assurément, s'ils voyaient combien leurs descendants attachent peu d'importance à cette conquête démocratique.
De temps à autre, nous voyons autour de nous des gens tellement férus de politique qu'ils en viennent à négliger leurs propres affaires, leur famille, pour se donner tout entiers à la lutte des partis. Ces excès de politicaillerie qui entraînent certains Français à sacrifier leurs intérêts et leurs devoirs à la plus folle des passions humaines sont funestes, assurément. Mais il y a quelque chose de tout aussi déplorable, c'est l'indifférence qu'un nombre bien plus grand encore d'autres Français témoignent pour les affaires publiques.
Gardons-nous de ces deux extrêmes: Ne soyons pas de ceux qui ne font que de la politique ; mais ne soyons pas non plus de ceux qui ne font pas de politique du tout. Les uns et les autres sont également blâmables ; les uns et les autres font un fort pareil à leur pays.
L'abstentionnisme électoral est surtout, je crois bien, une tare des pays latins. Il sévît beaucoup plus en France, en Italie et en Espagne que chez les nations germaniques et anglo-saxonnes.
Les Anglais ont de leurs devoirs, en pareille occurrence, une conception toute différente de la nôtre, Aux dernières élections de la Chambre des Communes, on citait le cas d'un certain nombre d'électeurs qui revinrent en hâte des pays les plus lointains pour déposer leur bulletin dans l'urne.
L'un d'eux, parait-il, chassait dans les Montagnes Rocheuses ; il fit cent soixante kilomètres en automobile pour gagner la plus proche station de chemin de fer, traversa tout le continent américain, sauta dans le premier steamer en partance et arriva à point pour voter.
De tels traits de conscience électorale ne sont pas à la portée de tout le monde. Mais ce n'est pas seulement pour leur singularité qu'il faut les citer: ils témoignent, en effet, chez nos voisins, d'une vertu qui nous manque un peu trop, à nous autres, et que nous devrions bien leur emprunter.
Les Anglais prennent tout à fait au sérieux l'exercice de leurs droits politiques. En temps d'élections, ils se gardent de s'éloigner de leur circonscription; et les abstentions sont très rares chez eux.
Sans revenir du fin fond de l'Amérique pour voler, il en est qui n'hésitent pas, cependant, à faire, à cette occasion, un assez long voyage. Chaque fois qu'il y a des élections en Angleterre, on constate à la Bourse de Paris que tous les financiers anglais sont absents pendant la même période de deux ou trois jours. Ils sont allés voter.
Nos voisins ont le sentiment de leur devoir de citoyens. C'est encore un trait de plus à ajouter à la liste des contrastes qui existent entre eux et nous.
En France, en effet, on constate à chaque élection une moyenne de 25 % d'abstentions. Certains départements vont même jusqu'à 35 et 40 %... C'est un fait singulier qu'une telle indifférence chez un peuple pour lequel l'obtention du suffrage universel fut pourtant l'occasion de tant de luttes.
Ah ! ce n'est pas un Français qui reviendrait des Montagnes Rocheuses pour voter !.. Que d'électeurs, chez nous, ne reviennent même pas de la campagne, un jour d'élection, pour mettre leur bulletin dans l'urne !...
Et notez que ce sont tous ces abstentionnistes qui se plaignent et crient le plus fort quand les affaires du pays ne marchent pas à leur guise...
Ne feraient-ils pas mieux d'imiter les Anglais et d'accomplir d'abord leur devoir?...

***

Or, depuis des années déjà, on a proposé des moyens divers pour les y décider. Les uns voudraient qu'on employât les mesures coercitives radiation des listes électorales, amendes, prison même, à la récidive. Les autres, pensant que mieux vaut douceur, préconisent le système des faveurs pour l'électeur consciencieux: dégrèvements d'impôts, facilités spéciales pour obtenir les places et les décorations. J'en ai connu un qui voulait qu'à toute élection on donnât à chaque votant un billet de loterie. Sur les trois millions d'électeurs, trois mille devraient gagner chacun cent mille francs... S'il y avait encore des abstentions après cela!...
Mais, jusqu'à présent, le Parlement n'a pris aucune décision, et les électeurs continuent à abuser du droit de ne pas exercer leur devoir... Cependant, la commission du Suffrage universel s'est prononcée déjà pour le vote obligatoire. Que feront la Chambre et le Sénat ? Se prononceront-ils pour la manière douce ou la manière rude?... Il y a, en tout cas, quelque chose que peuvent faire députés et sénateurs, c'est de renoncer eux-mêmes au vote par procuration.
Quel bel exemple ils donneraient là aux électeurs !
Ernest Laut.

Le Petit Journal Illustré du dimanche 17 mai 1925