Écrasé sous les yeux de sa mère
Un drame affreux, du à l'imprudence d'une malheureuse mère, s'est déroulé récemment à Paris.
Mme Lewkswicz de nationalité polonaise, habitant 106, rue Saint-Maur, promenait dans une petite voiture son bébé, âgé de dix-sept mois. Elle riait à son enfant, qui répondait par de charmants sourires. Parvenue à un endroit ou le trottoir offre une certaine déclivité, Mme Lewkswicz, ne doutant pas qu'ainsi elle provoquerait encore la joie de son enfant, lâcha la petite voiture qui roula seule, d'abord à faible allure, puis, la pente s'accentuant et emportée par son poids, dévala jusqu'au bord de la chaussée et se renversa, projetant le bébé à quelque distance du ruisseau.
La mère, affolée, et comprenant trop tard l'imprudence de son acte, se précipita. Hélas! une lourde voiture à chevaux passait à ce moment précis. Un cri, des bras tendus dans la vision horrible du drame qui allait s'accomplir, n'arrêtèrent point l'instant inexorable. Malgré les efforts du cocher, l'une des roues du véhicule atteignit l'enfant, lui écrasa la tête.
Et la mère, éperdue, folle de douleur, ne releva sur le pavé sanglant qu'un petit cadavre.

 

La solidarité scientifique. -
Les inventions faites par de simples ouvriers.

PRÉCURSEURS MÉCONNUS

Deux actualités récentes ont, à quelques jours d'intervalle, occupé dans les journaux une place bien modeste, il est vrai. Elles méritent cependant qu'on s'y arrête et, bien qu'elles ne semblent guère avoir entre elles de rapport, elles peuvent, l'une et l'autre, provoquer les mêmes réflexions.
La première de ces actualités est la commémoration dans la petite ville de Void, du bicentenaire de la naissance de Cugnot. La seconde est une communication à l'Académie des Sciences sur la part respective qui revient à Marey et aux frères Lumière dans l'invention du cinéma.
Avec le recul du temps, la vérité se fait jour peu à peu. Il n'y a plus de doute aujourd'hui que les frères Lumière furent les véritables créateurs de l'art muet. Marey l'a reconnu lui-même. La question est donc jugée. Mais le mérite de Marey n'en doit pas être diminué. Après Raynaud, l'inventeur du praxinoscope, ce grand savant, professeur de physiologie au Collège de France, fut un précurseur du cinéma. En poursuivant ses recherches sur les mouvements des êtres animés, la marche de l'homme, le galop du cheval, le vol des oiseaux, en construisant son « fusil photographique », Marey a commencé de résoudre le problème que les frères Lumière ont mis au point.
De même, Cugnot peut justement passer pour le premier inventeur de la locomotion terrestre mécanique.
Sans doute, rien n'eut été possible si, avant lui, Denis Papin n'avait pas découvert, le premier, la force d'expansion de la vapeur d'eau et les propriétés du cylindre et du piston. Sans doute, il ne faut pas oublier non plus la pompe à vapeur de l'Anglais Savery, pompe destinée à l'épuisement des eaux, ni la machin à vapeur de Newcouren et de Cauwley; ni la machine à double effet de Watt; ni d'autres précurseurs encore comme Robisson. Mais Cugnot, en construisant son « cabriot à vapeur , a été sans conteste celui auquel on doit tout ensemble le chemin de fer et l'automobile.
Or, ces découvertes successives ou parallèles, se complétant parfois ou se contredisant, ces contestations de droit, ces discussions de mérites prouvent que tous les hommes sont solidaires, aussi bien dans la recherche du progrès que dans la vie quotidienne telle que nous l'impose la société. L'acquis de chaque être qui travaille ne meurt jamais tout entier avec le cerveau qui l'a réuni. Il se transmet. C'est un héritage dont tous peuvent profiter. Les expériences malheureuses elles-mêmes ont une utilité : elles servent d'initiation ; elles évitent de nouvelles expériences infructueuses. Grâce enfin à cette mise en commun instinctive et spontanée, la science est comme un flambeau qu'on se passe de main en main et dont la clarté croit sans cesse.
A ce point de vue déjà, le principe de solidarité est d'un enseignement hautement moral. Il n'est pas moins juste de remarquer que le génie souffle où il veut. Les commodités de la fortune, les avantages de l'instruction et des fortes connaissances scientifiques favorisent les recherches des esprits curieux de nouveautés. Mais ceux qui les possèdent n'ont aucunement le privilège des inventions. Un nombre considérable d'entre elles, au contraire, ont été faites par des chercheurs démunis d'argent et par conséquent de loisirs, par des autodidactes, par des ouvriers.
N'est-ce pas là une raison encore pour ne jamais dédaigner l'effort d'autrui, si modeste qu'il soit, si chimérique même d'apparence?
Passer en revue toutes les grandes découvertes accomplies par d'autres hommes que des spécialistes ou des savants demanderait une longue étude dépassant le cadre habituel de cet article. Il convient, toutefois, d'en citer quelques-unes.
Le téléphone a été mis au point par Graham Bell et par Edison, mais avant eux, dès 1855, un Français, Charles Bourseul, avait fixé le premier les principes de cet appareil. Or, Bourseul était simplement employé des postes. Dalery, qui bien avant Séguin. construisit une chaudière tubulaire et, bien avant Sauvage, eut l'idée de l'hélice, Dallery était le fils d'un facteur d'orgues. Sauvage lui-même débuta dans la vie en travaillant de ses mains, Auguste Léard, qui inventa la télégraphie optique, était, comme Bourseul, employé des postes.
Barthélemy Thimonnier, le créateur de la machine à coudre, était ouvrier tailleur. Ouvrier également, William Lee, qui construisit. le premier, une machine a tricoter. Apprenti verrier, Claude Boucher, l'inventeur de la machine à fabriquer des bouteilles. Mineur, Pierre-Joseph Fontaine, qui trouva, pour assurer la descente dans les puits, la cage à parachute. Garçon de ferme, Grangé, qui construisit de ses mains la première charrue à levier régulateur.
Enfin, s'il est deux inventions qui ont révolutionné la vie sociale de ces dernières années, c'est bien la bicyclette et l'automobile. Or, la bicyclette à pédales, nous la devons à Ernest Michaux, fils d'un modeste serrurier. Quant à l'automobile, elle n'existerait pas sans le moteur à explosion. Et ce moteur est l'ouvre, de Fernand Forest qui, longtemps, dut, pour vivre, tenir un petit atelier de réparation pour bicyclettes sur la route de Paris à Versailles.
Ces noms, et quelques-uns encore, devraient être illustres. Combien, hélas ! les connaissent?

Roger Régis

 

 

Le Petit Journal Illustré du dimanche 5 juillet 1925